Né en 1986 dans le sud du Piémont, ce mouvement « pour la sauvegarde et le droit au plaisir » a vu ratifier sa charte trois ans plus tard à Paris. Basé sur cette devise d’une nourriture à la fois « bonne, propre et juste », Slow Food compte actuellement 100 000 membres répartis dans 150 pays. Hier pionnier, aujourd’hui à la traîne, l’Hexagone triomphe du classement du repas gastronomique des Français par l’Unesco au patrimoine immatériel de l’humanité mais peine à accepter d’autres discours gastronomiques sur ses terres. Une identité culinaire nationale schizophrénique, constituée aussi bien par la théâtralisation du restaurant et de ses chefs que par la réorganisation de la cuisine, pièce révélatrice du rapport qu’ont les Français avec l’alimentation. De quoi faire devenir chèvre une grande partie de la constellation Foodie qui peine à apporter au discours gastronomique français son versant critique et contestataire. Série en trois volets sur ce « french paradox ».
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Episode 1 : Naissance du restaurant et du Chef : théâtralisation de l’identité nationale gastronomique ?
En parcourant les routes de France pour divulguer la bonne, propre et juste parole de Slow Food, nous nous sommes souvent heurtés à la question : pourquoi ce mouvement reste-t-il relativement confidentiel en France ? Car après tout, un mouvement qui parle de goût, de plaisir, de produits et d’agriculture paysanne devrait trouver un écho favorable auprès des citoyens du « pays de la gastronomie »… Une question pas bête du tout, mais qui embête voire culpabilise : ce serait nous, les militants, qui ne serions pas à la hauteur… Une question qui nous fait nous sentir tel un corps étranger même si l’on est fille du pays et, a fortiori, quand on cherche à s’en faire adopter. Une question face à laquelle on pourrait aussi choisir la facilité en répondant que c’est le fruit du hasard. Mais ces réponses simplistes ne nous mènent nulle part, sauf à se flageller peut-être. Alors qu’en prenant le temps de regarder de plus près l’objet – la gastronomie française dans le sens le plus large du terme – auquel Slow Food est venu se frotter, nous pourrions bien arriver à trouver des éléments de réponse.
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C’était l’époque où les nobles français perdaient la tête pour la Révolution… et leurs cuisiniers, plus simplement, leur travail. Certains d’entre eux partent à l’étranger, jouant un rôle important dans le rayonnement international de la cuisine française. D’autres ouvrent des restaurants qui, bientôt, deviendront les théâtres où la nouvelle classe dominante, la bourgeoisie, se met en scène. La gastronomie sort d’un lieu privé, que ce soit la cour, l’hôtel particulier ou la maison du paysan – dont la cuisine populaire est une source d’inspiration à laquelle s’abreuvent les cuisiniers professionnels -, pour s’afficher dans un lieu public. Le restaurant est né.
La narration gastronomique française prend un accent de plus en plus parigot : grâce notamment au développement des moyens de transport, toute la richesse des produits de l’hexagone afflue vers la capitale. On y fait l’apologie du « terroir » tout en assistant au déclin des territoires, dont certains, privés de leur langue, se marginalisent dans un folklore qui deviendra plus tard la proie facile du tourisme de masse.
Un client enthousiaste et démuni
Vers la fin du siècle dernier, les chefs gagnent leurs lettres de noblesse. D’artisans reconnus, brillants interprètes des recettes d’un patrimoine commun, ils acquièrent un statut d’auteur, d’artiste – sans parler de celui, plus récent, de starlette de l’actuelle société du spectacle. Évolution que l’on retrouve dans l’attitude du client qui, jusque-là, choisissait son menu dans un répertoire plus ou moins connu de plats et jugeait l’interprétation en termes de précision et fidélité d’exécution. La contribution personnelle du chef se lisant plutôt par touches.
Déjà avec la nouvelle cuisine, l’expérience gastronomique est devenue plus esthétique : surprise et étonnement sont les goûts mis en avant. Le client est enthousiaste mais aussi démuni : difficile d’exercer son sens critique dans un univers gustatif presque inconnu. La critique professionnelle endosse alors un rôle de guide pour permettre au public de se repérer dans un parcours gastronomique aux airs de labyrinthe.
Les goûts, en se standardisant, se font réconfortants
Le point d’orgue de cette mutation est bien sûr la carte blanche à l’artiste. Certains restaurants proposent un choix très limité de plats – chose objectivement positive et premier indice dans la quête du « fait maison ». D’autres vont plus loin et imposent leur menu, demandant aux clients de se laisser porter et de vivre une expérience. Il ne s’agit pas ici de critiquer ce phénomène, en crachant dans une soupe dont nous nous sommes nourris, dans tous les sens du terme, mais plutôt d’en comprendre les effets.
Pendant que les grandes tables françaises, de lieu de représentation de la bourgeoisie, se transforment en atelier d’artistes où la faim de nouveauté fait loi, le patrimoine gastronomique commun se réfugie dans la restauration plus classique. Celle-ci assure une fonction ancienne, celle de l’auberge où l’on « se restaure » quand on est loin de chez soi et joue également, depuis quelques décennies, le rôle de plan de secours lorsqu’on n’a pas le temps ou l’envie de cuisiner. On choisit alors sur des critères de proximité, de commodité, de budget. De cadre et d’ambiance aussi, en préférant la restauration rapide aux codes plus formels d’autres adresses ou en craquant sur cette « adorable petite place » dont seul le côté « si typique » peut justifier une telle dépense.
Dans ces expériences plus communes de la restauration, nous traitons notre goût comme cette robe à laquelle on tient beaucoup et que l’on sort seulement le dimanche ou pour les occasions spéciales. Il s’y banalise dans des cuisines alimentées de plats simplement réchauffés et assemblés, tant et si bien que ceux réalisés sur place à partir de matière brute sont signalés « fait maison » sur la carte, un petit peu comme le sont les sites archéologiques par des panneaux sur la route. Les goûts, en se standardisant, se font réconfortants. Cette cuisine rassure au quotidien face au chamboulement que provoque l’expérience gastronomique exceptionnelle, de toute façon plutôt virtuelle pour la majorité des Français.
Aliénation
Monsieur Dupont est donc fier, à juste titre, d’une culture gastronomique qui s’impose comme référence pour toutes les autres. Mais dans le même temps, cette culture, qui s’écrit principalement dans l’enclave de la restauration « comme il faut » – étoilée au départ, bistronomique aussi aujourd’hui (la question de la barrière du prix devenant donc relative) -, lui est étrangère. Il ne la retrouve pas dans son expérience culinaire quotidienne. Les recettes de la tradition ne jouent plus le rôle de passerelle entre les différents niveaux de gastronomie. On pourrait presque parler d’aliénation, comme pour l’ouvrier-masse des usines fordistes dépossédé de la maîtrise de la production dans son ensemble.
Certes, on assiste à l’émergence du phénomène foodie – on peut s’interroger sur l’utilisation d’un mot anglais, mais c’est un autre sujet… -, avec le développement d’une communauté qui suit les nouvelles ouvertures de restos et les mercatos de chefs ; recherche des produits introuvables ou les dernières trouvailles ; reproduit les recettes à la maison et dédie à la gastronomie beaucoup de temps, d’énergie et d’argent. Mais il s’agit de passionnés, comme on peut en trouver parmi les philatélistes, héraldistes ou cumixaphilistes avec lesquels ils partagent la pulsion de collection. Le foodie est par ailleurs fils des nouvelles formes d’appartenance que la culture du temps libre a développées, quand la gastronomie et la culture alimentaire appartenaient à tous, sous des formes différentes selon les classes sociales, sensibilités culturelles et propensions individuelles. Elles étaient un bien commun.
La gastronomie, narration nationale
La gastronomie est devenue une narration nationale à laquelle les Français s’inféodent. La réaction entre culpabilité et refoulement, si vous nous permettez cette psychanalyse de comptoir, est donc de chercher ailleurs une expérience plus rassurante, moins intense. Une expérience simple qui nous met moins en discussion. Un lieu où l’on se libère de la pression de la société cognitive et où l’on peut se nourrir sans avoir recours au savoir et au savoir-faire. Une sorte de degré zéro de l’alimentation. Comme face à l’art contemporain ou à un souverain étranger, on fait la révérence à la gastronomie, tout en lui faisant un pied de nez dans l’espace privé.
Mais prenons garde à ne pas succomber à l’enchantement narcissique de la grande restauration en voulant résumer la gastronomie aux seules cuisines professionnelles. Et laissons mijoter ces quelques réflexions avant d’aller voir ce qu’il se passe dans les cuisines des Français et ce qui pousse dans les champs.
To be continued…
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