Chronique Les délices de l'ogresse

Parcours d’une « transformatrice » qui voulait bien faire

28.06.18

Est-il possible aujourd’hui de se lancer dans une entreprise culinaire sans se poser de sérieuses questions sur « l’alimentation », sur cette chaîne complexe qui va du sol jusqu’à nos estomacs en passant par l’intérieur de mes pots ? Il est évident que non. Le marasme est tellement vaste, l’urgence sanitaire, écologique, économique, sociale tellement grande qu’on ne peut que prendre position, choisir une voie et la clamer haut et fort.
Oui, mais laquelle ?

Manger va bien au delà du fait d’introduire dans sa bouche, mastiquer et avaler un aliment ou un ensemble complexe d’aliments. Manger, aujourd’hui, implique tout le chemin qu’a du emprunter cet aliment pour atterrir jusque dans nos assiettes. C’est à dire son mode de production et les produits phytosanitaires utilisés, son transport, sa transformation s’il en a subi une, son emballage, les déchets qui découlent du fait de le cuisiner, et bien d’autres choses. Sans oublier, bien sûr, les salaires et les droits sociaux de tous ceux qui travaillent à cette chaîne… Vous avez certainement entendu l’expression « de la fourche à la fourchette », et bien, c’est exactement de cela dont il s’agit.

Aujourd’hui, je deviens « transformatrice ». C’est à dire que j’achète des matières premières, je les cuisine et je les vends à des amateurs de délices. En d’autres termes, je suis responsable non plus de mes petites courses du quotidien et de ce que je mets dans mon corps, mais aussi de l’impact que vont avoir mes produits sur cette fameuse chaîne fourche-fourchette. Mes choix auront des conséquences. Pas seulement pour ma propre conscience d’ailleurs, car j’implique tous ceux qui vont, par leur acte d’achat, se trouver partie prenante de mes choix. Je vous implique vous, en d’autres termes.

Comment s’y prendre alors pour faire les bons choix justement, ceux qui peuvent contribuer modestement à lutter contre le marasme ou pour le moins refuser d’y contribuer ?

Commencer par le commencement – normalement, ça aide – et choisir les « bonnes » matières premières…
Ça a l’air simple, dit comme ça, mais ça ne l’est pas. Quels sont les critères pour certifier qu’une matière première est « bonne » ? Bien sûr, il y a son goût. C’est indéniable. C’est avant tout par amour du goût que je me suis lancée dans cette aventure. Donc, il doit s’agir d’une matière première de « qualité ». C’est à dire de saison et bien muri. Y’a t’il quelque chose de plus triste gustativement qu’une fraise en mars ? Ensuite, elle doit être saine. Je ne vais quand même pas faire des confitures assaisonnées de perturbateurs endocriniens ou autres merveilles concoctées par l’agriculture chimique…

 

Donc, allons vers le bio… Et voilà que les problèmes commencent.
Car, très vite, le « bio » perd de son aura de solution durable pour n’être qu’un pis-aller. Bien sûr que moins de pesticides et moins d’intrants qui polluent les sols, c’est mieux. Mais quand je regarde ces étalages de tomates bio en janvier, ces haricots du Kenya bio dans leurs petites barquettes emballées d’un film plastique, l’huile de palme dans la composition des pâtes feuilletées, je sens que la réponse à mes questions ne peut pas se résumer à un logo sur mes étiquettes. Que c’est bien au-delà qu’il faut aller, ce n’est pas « moins » de produits polluants qui peut résoudre un dysfonctionnement d’une telle ampleur mais plutôt une façon de faire complètement différente, un « autrement » qui doit s’ériger en système parce qu’il serait vertueux.

En arrivant à cette conclusion, je réalise que je me lance dans une grande recherche et qu’elle sera plutôt longue. La bonne nouvelle est que nous sommes nombreux dans cette recherche, et que bien des initiatives existent, apportant chacune un élément de réponse. Un peu partout en France, et ailleurs, des rencontres, des forums, des colloques, des salons s’organisent pour explorer cette question, des films cherchent sur le terrain des applications concrètes d’un « faire autrement ». Poussés par la dégradation de l’environnement et la dégradation des réponses officielles, des acteurs de tout profil réfléchissent de façon transversale, mêlant agriculture, économie, responsabilité sociale, politique (dans le sens « organisation de la cité »), écologie et projet de société. Car, manger implique tout cela.
Manger est agir dans tous ces domaines.

Avant de se consacrer entièrement à ma cuisine, j’avais un autre métier : raconter les histoires des petites gens embarqués malgré eux dans la grande Histoire. J’ai arpenté des terrains dangereux, exploré des contrées qui font la une des journaux et dont personne ne rêve pour les vacances. Des endroits où la vie continue malgré tout, où les marchés existent malgré la violence… Et de chacun de ces endroits, j’ai ramené des épices et des façons de cuisiner.

Ranwa Stéphan

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