Chronique Radiographies du Coronavirus

La faim plus dangereuse que le coronavirus ?

03.05.20

On le répète inlassablement : la cuisine est un lieu/lien social fort. Familial, amical… tout ce que vous voudrez. C’est la base de tout. Ne dit-on pas « Je mange donc je suis » ? Depuis septembre 2018, « Les Bonnes choses » tente de montrer combien la nourriture est un enjeu global et un fait culturel majeur : affectif, intime, social, anthropologique, économique, écologique… Plaisir et partage dans le meilleur des cas, mais aussi enjeu de santé et affaire de responsabilité. Avec cette épidémie et son corollaire le confinement, cela n’a jamais été aussi vrai. Nous allons tenter de le démontrer par cette petite série sur l’alimentation au temps du coronavirus. Episode 6 : La faim. Par Caroline Broué

Distribution de nourriture à Buenos Aires en Argentine, le 21 avril. Il est écrit sur l'écriteau : "Si le coronavirus ne nous tue pas, la faim nous tuera" Distribution de nourriture à Buenos Aires en Argentine, le 21 avril. Il est écrit sur l'écriteau : "Si le coronavirus ne nous tue pas, la faim nous tuera"• Crédits : JUAN MABROMATA - AFP

Selon une projection du programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU dévoilée mardi 21 avril, le nombre de personnes au bord de la famine dans le monde risque de doubler en 2020 à cause de la pandémie de coronavirus. De 135 millions, ce nombre pourrait atteindre 265 millions à la fin de l’année. Déjà, des émeutes de la faim éclatent. Comment comprendre qu’il y ait encore des risques de famines en 2020 ?

Pourquoi la faim ?

Pour répondre à cette question, nous avons contacté l’ingénieur et consultant spécialisé dans les questions agricoles et alimentaires Bruno Parmentier, incontournable sur ces sujets auxquels il a consacré de nombreux ouvrages.

L’auteur de Faim zéro. En finir avec la faim dans le monde (éditions la découverte) est plutôt rassurant sur le fait qu’il y a suffisamment de nourriture sur terre. Mais « une chose est de produire de la nourriture, une autre de garantir que chaque famille a de quoi manger trois fois par jour ».

Pour comprendre le phénomène de la faim, il faut savoir déjà que c’est

« un phénomène d’une remarquable constante sur terre, puisqu’en un siècle, le nombre de personnes qui ont faim n’a pas varié, il est resté autour de 800 millions ». Ce qui a changé, nous a-t-il expliqué, c’est que le phénomène s’est déplacé. « Il y a un siècle, on avait encore faim en Europe. En 1950, on avait faim en Chine. Maintenant les gens qui ont faim sont regroupés dans deux régions du monde : la péninsule indo-pakistanaise et l’Afrique sub-saharienne. » Bruno Parmentier

Par ailleurs, des trois céréales à la base de l’alimentation mondiale, le blé, le maïs et le riz, « très peu de pays sont capables d’en produire plus qu’ils n’en mangent, ce qui rend le marché mondial très limité. » Les principaux producteurs de blé sont la Russie, l’Ukraine, le Kazakhstan, la France, l’Allemagne, les Etats Unis, le Canada et l’Australie. Pour le maïs, c’est les États-Unis, le Brésil et l’Argentine. Enfin, le Pakistan, le Vietnam, la Thaïlande sont les principaux producteurs de riz.

Par crainte des pénuries, l’Egypte et l’Algérie ont essayé de commander plus de blé que d’habitude. Le marché s’est donc tendu. Surtout que des pays comme la Russie ont décidé d’arrêter leurs exportations. Pourquoi ?

« Pour des raisons politiques, explique Bruno Parmentier. Poutine veut montrer qu’il a le pouvoir, et en bon démagogue, qu’il nourrit son peuple avant les autres. Et comme le prix du pétrole et du gaz est en chute libre, c’est intéressant si on peut doubler le prix du blé. »

C’est pourquoi, après la déstabilisation des chaînes d’approvisionnement, la fermeture des frontières et l’effondrement du commerce mondial, la sécurité alimentaire dans nombre de pays s’est trouvée menacée. Avec l’épidémie, les problèmes d’approvisionnement touchent par exemple de plein fouet les pays d’Afrique. Or, presque tous les pays africains subsahariens sont dépendants de leurs importations alimentaires.

Jusqu’à présent, indique l’ONG Oxfam qui a aussi rendu public un rapport la semaine dernière, « Les conflits étaient toujours le principal moteur des crises alimentaires, mais les conditions climatiques extrêmes et les chocs économiques sont devenus de plus en plus importants ». Rien qu’à l’ouest, 50 millions de personnes pourraient être menacées par la faim dans quelques mois, du fait de la pandémie associée à la sécheresse et à l’instabilité de certaines zones (les trois combinés provoquant une hausse des prix et une baisse des denrées disponibles). C’est presque trois fois plus qu’aujourd’hui.

Aujourd’hui

Mais si l’Afrique est le principal continent concerné, il n’est pas le seul. Et ce qu’on commence à entendre, de la Colombie au Panama en passant par le Liban, c’est que les gens ont plus peur de mourir de faim que du coronavirus. Des scènes parfois violentes éclatent. Un homme a été tué par balles dans le sud du Venezuela lors d’une manifestation de protestation contre la hausse des prix des produits alimentaires. Des supermarchés sont pillés, des commerces vandalisés. Les gens crient qu’ils n’ont plus rien à manger à cause du confinement et de la crise du coronavirus.

« Pour une bonne partie, dit Bruno Parmentier, ce blé, ce riz étranger, nourrit 1 milliard 400 millions des habitants des bidonvilles, où règne l’économie informelle. S’ils ne peuvent plus sortir tous les jours pour gagner un peu de sous, tout se bloque. Ils n’ont pas de réserves, pas de compte en banque, pas d’État qui paye le salaire que l’entreprise ne peut pas verser. Si en plus les camions ne rentrent plus dans les bidonvilles, la situation peut se dégrader très vite. »

Surtout qu’on n’a pas attendu le printemps tunisien de 2011 pour savoir que le prix du blé peut déclencher des émeutes.

« Depuis la Révolution française on sait donc que, lorsqu’on ne mange pas dans les banlieues de capitales, il peut y avoir des révolutions. Le réveil d’un volcan en Islande en 1787 a rendu les récoltes suivantes très mauvaises en Europe. Le prix du blé à Paris en 1789 était donc deux fois plus élevé que le prix normal. Quand les révolutionnaires sont allés chercher le roi à Versailles, ne disaient-ils pas qu’ils allaient chercher “Le boulanger, la boulangère et le petit mitron” ? » Bruno Parmentier

France

C’est là qu’il convient de regarder du côté de la France. Car en même temps que sortaient les rapports du PAM et de Oxfam, on apprenait que dans certains quartiers, la faim menace. C’est vrai à Mayotte, ça l’est aussi en Seine Saint-Denis. Le Canard enchaîné a rapporté la semaine dernière un mail envoyé par Georges-François Leclerc, préfet de Seine-Saint-Denis, à son homologue Michel Cadot, préfet de la région Île-de-France. Ce mail disait : « Je redoute des émeutes de la faim. Nous comptons entre 15.000 et 20.000 personnes qui, entre les bidonvilles, les hébergements d’urgence et les foyers de travailleurs migrants vont avoir du mal à se nourrir ».

Des propos confirmés par la députée de la FI Clémentine Autain, sur France 2 le 21 avril. Invitée sur France 2, elle a rapporté que les «queues pour aller chercher des paniers alimentaires ne cessent de grandir», que les familles sont souvent obligées d’acheter davantage de produits alors que les cantines scolaires ont fermé fin mars, en même temps que les écoles. «Vous avez des populations qui aujourd’hui ont faim», a-t-elle déclaré.

« Dans mon frigo, il y a de l’eau, du jus d’orange et deux yaourts« , a ainsi témoigné Viviane, habitante de Stains, sur France bleu.

Mais comparaison n’est pas raison, nous a rappelé Bruno Parmentier.

« A l’échelle mondiale, il y a un enfant qui meurt de faim toutes les dix secondes. Cela ne se produit pas en France, grâce à la Sécurité sociale, aux allocations chômages, et en dernier recours, aux soupes populaires.»

Comparaison n’est pas raison, mais cinq millions de Français sont allés au moins une fois dans des structures comme les Restos du coeur en 2018, ce qui n’est pas rien. Et Selon Antonio Rodriguez, le responsable des Restos du coeur dans le département, « le nombre de personnes accueillies dans les différents centres de distribution du département a augmenté de 20% en moyenne depuis le début du confinement ».

En outre, les structures d’aide alimentaire rencontrent, de leur côté, des difficultés d’approvisionnement inédites.

« Le système, pour une bonne part, repose sur le recyclage du gâchis issu de la grande distribution et des restaurants, indique Bruno Parmentier. C’est donc difficile de s’approvisionner alors qu’il y a plus de bouches à nourrir. »

Que tirer de ces considérations, tant sur le plan mondial que français ?

En ce qui concerne le monde, les prévisions de récoltes de 2020 s’annoncent plutôt bonnes, donc « normalement, si personne ne perd son sang-froid, il y aura de quoi nourrir l’humanité », promet notre interlocuteur, résolument optimiste.

Pour ce qui concerne la France, à côté des associations qui multiplient les actions, le gouvernement a annoncé qu’il débloquait 39 millions d’euros supplémentaires pour l’aide alimentaire aux plus modestes, et qu’il versera le 15 mai une « aide d’urgence » de 150 euros par famille bénéficiaire du RSA.

Nous voilà (à moitié) rassuré(e)s.

Caroline Broué, avec Roxanne Poulain
Réalisation de la version audio : David Jacubowiez

 

Pour aller plus loin

Le blog de Bruno Parmentier

MONDE

FRANCE

La recette de Jacky Durand : une faim d’omelette ou l’omelette à tout faire

Les gens qui ont eu faim ne le disent pas car la mémoire du ventre vide est pudique. On la débusque rarement par l’évocation du souvenir. Non, ce sont les petits gestes, les manies qui racontent la disette, les vaches maigres. C’est en tout cas ainsi qu’on l’a ressenti en écoutant et en observant nos anciens aujourd’hui disparus, qui avaient subi les privations de la seconde guerre mondiale.

Celles et ceux qui avaient connu l’overdose de rutabagas et de topinambours, l’ersatz de café et le rationnement qui, on l’a peu oublié, dura bien après la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie, avaient une sainte horreur du gaspillage alimentaire. Le « Finis ton assiette » de notre enfance était beaucoup plus qu’une injonction parentale, c’était une forme de respect envers la nourriture qui leur avait tant manqué. On se disait tout cela l’autre jour en contemplant un restant de pâtes au fond de la casserole. Qui se soucie aujourd’hui de cette poignée de nouilles froides que l’on balance à la poubelle ? Personne ou si peu de monde. Et pourtant, elle est un petit miracle quand on la transforme en omelette. Deux, trois œufs que l’on bat dans le bol avec éventuellement le fond d’une bouteille de lait ou d’un pot de crème, du sel, du poivre, un reste d’herbes fraîches (persil, coriandre, ciboulette…), pourquoi pas une pincée d’épices (curry, ras-el-hanout, piment doux…). Vous faîtes « grilloter » vos nouilles avec un filet d’huile d’olive dans une poêle puis vous y versez l’omelette. C’est comme un soleil qui se lève sur les fourneaux. Ce qui vaut pour un restant de nouilles l’est aussi pour des pommes de terre et d’autres légumes cuits, les petits bouts de la carcasse du poulet…

Dans la famille « cuisine de peu mais qui nourrit bien et bon », vous pouvez aussi tenter cette recette d’omelette aux pois chiches ramenée il y a quelques années d’une nuit à refaire le monde à Alger. Rincez une petite boîte de pois chiches et égouttez-les. Écrasez-les à la fourchette. Émincez un oignon que vous faites revenir à l’huile d’olive dans votre poêle préférée pour les omelettes. Ajoutez les pois chiches, faites cuire une poignée de minutes. Pendant ce temps, battez 4 œufs. Salez, poivrez et ajoutez du persil, de la ciboulette ciselée et toutes les herbes qui vous chantent. Versez cette préparation sur vos pois chiches. Cuisez à bon feu jusqu’à la texture désirée, l’omelette baveuse étant souvent un plat fort sensuel que l’on peut accompagner d’une belle salade de saison.

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