Socio-économiste et documentariste, Silvia Pérez-Vitoria travaille la question des paysanneries depuis plus de vingt ans. Après Les paysans sont de retour et La riposte des paysans, elle vient de publier son Manifeste pour un XXIe siècle paysan. Un livre coup de poing dont le postulat est simple : au-delà des questions environnementales et alimentaires, aucune transformation sociale ne pourra se faire si elle ne se fonde pas sur les agricultures paysannes. Entretien.
Votre manifeste débute par vos colères. Colères contre ce processus de marchandisation de la nature qui a rapidement pris la forme d’un processus de spéculation des matières premières. Or, dites-vous, ce sont dans les régions où la biodiversité n’a ni valeur marchande ni propriétaire attitré qu’elle est la mieux conservée…
Ce processus est issu de l’Uruguay round, un accord international voté en 1986 qui faisait la double promesse aux agriculteurs de leur offrir des marchés mondiaux mirobolants et, aux consommateurs, des prix toujours plus bas. Résultat, les premiers encaissent de plus en plus mal les crises, sans en voir le bout. Les seconds commencent à comprendre que ce système-là ne nourrit pas les gens mais bien les multinationales. Spéculer sur les terres appauvrit les pays et spolie les paysans. Surtout, cela provoque une alimentation insuffisante et de piètre qualité pour la majorité de l’humanité.
C’est le cas du projet ProSavana actuellement mis en place au Mozambique…
Porté par le Japon et le Brésil, ProSavana concerne 14 millions d’hectares de terres arables sur lesquels vivent aujourd’hui 4,5 millions de petits exploitants. Sous couvert de développement technique et agricole, le gouvernement du Mozambique s’est laissé convaincre par les multinationales de céder ses terres. En réalité, ce projet a pour objectif principal d’instaurer un régime de monocultures extensives entretenues par l’utilisation massive d’intrants toxiques. Et de transformer les paysans en une main-d’œuvre corvéable à merci, au salaire misérable.
L’autre conséquence de cette politique : le Mozambique est dans l’obligation d’importer des produits alimentaires comme le sucre et la banane. Des produits qu’il cultive. Cela pose la question de la souveraineté alimentaire des pays ?
Tout à fait. Mais cette notion est difficile à comprendre pour les consommateurs et à réaliser pour les Etats car elle dépend entièrement du libre-échange. Cinq ans avant l’Uruguay round, le rapport Berg stipulait déjà que « seule une production connectée au marché mondial permettra à l’agriculture de survivre et de se développer ». Or, c’est tout le contraire qui s’est passé. Comme au Mexique, pays totalement autosuffisant dans les années 1970-80 qui, aujourd’hui, doit importer près de la moitié de son alimentation. Soit un tiers de son maïs, 50% de son blé et 80% de son riz. Ou encore comme au Ghana où les paysans ont dû abandonner leur production de tomates à cause d’entreprises agroalimentaires italiennes et chinoises qui inondent le marché ghanéen de leur sauce tomate bon marché. Conséquence, ces derniers doivent fuir leur pays et se retrouvent, pour la plupart, obligés de travailler comme ouvriers agricoles dans la région des Pouilles, en Italie !
Ces tragiques déséquilibres ont également cours dans les pays dits développés. Dans votre manifeste, vous évoquez le cas du Traité de libre-échange entre le Canada et les USA. Ce dernier a par exemple provoqué la disparition de 2 millions de paysans dans ces pays, ces dernières années…
Il y a perte d’autonomie et disparition des paysanneries quand on dépossède les petits exploitants de leurs savoir-faire, quand ils se retrouvent sous la coupe de la science agronomique et des firmes, quand ils se sont endettés pour devenir plus compétitifs, quand ils ont été contraints d’entrer de force sur les marchés internationaux et quand ils se sont vu imposer des politiques publiques censées les protéger alors qu’elles ont pour but de précipiter leur disparition.
En Europe, la Politique agricole commune fait-elle partie de ce processus de disparition que vous décrivez ?
La PAC n’est ni plus ni moins qu’un processus d’industrialisation de l’agriculture. Et de mise en concurrence des pays et de leurs agriculteurs. C’est l’histoire de l’élevage et de cette crise du porc entre la France et l’Allemagne qui n’en finit pas. C’est l’histoire de la production de fruits et légumes et des tensions grandissantes entre la France et l’Espagne…
… C’est également l’histoire hallucinante d’un pays comme la Suède qui, en 2009, présente à l’Union européenne un projet de « recommandation pour une alimentation plus respectueuse des enjeux climatiques ». Projet désavoué par la Commission…
L’exemple de la Suède est un cas concret de ces assauts répétés des instances dites régulatrices contre la mise en place d’une souveraineté alimentaire par les pays eux-mêmes. En faisant cette proposition à l’UE, la National food alimentation suédoise voulait privilégier la consommation d’aliments produits localement (viandes, fruits, légumes), de poissons dont la pêche ne menaçait pas la reproduction. Elle voulait aussi éviter l’utilisation de l’eau en bouteille, celle de l’huile de palme dans les produits préparés etc. Tout un tas d’arguments retoqués par la Commission européenne au motif que ces préconisations, encourageant les consommateurs Suédois à manger des aliments locaux au détriment de l’importation, contrevenaient aux principes de libre-circulation des marchandises au sein du marché européen.
Des consommateurs que vous pointez aussi du doigt. Vous dites même que ces derniers sont la figure de proue de l’idéologie néolibérale qui les a transformés en consomm’acteurs. Qu’ils préfèrent le circuit-court à l’importation internationale, l’Amap à la grande distribution, ils n’auraient donc aucune influence sur la question des prix, de la qualité des matières premières utilisées et du processus global de fabrication ?
On prête à Guy Debord cette pensée : « Le consommateur joue dans une pièce écrite par d’autres. » Personnellement, je ne l’ai pas retrouvée dans son œuvre mais cette citation fait magnifiquement écho à cette autre phrase, bien prononcée celle-là en 1986 par Jean Baudrillard : « On reconnaît aux consommateurs la souveraineté pourvu qu’ils ne cherchent pas à jouer comme tels sur la scène sociale. »
Ce qui signifie ?
Ce qui signifie que sans une lutte sociale et collective, menée à la fois par les producteurs et les consommateurs, pas grand-chose ne bougera. En fait, pour reprendre une comparaison technologique, c’est le hardware qu’il faut changer et ne pas uniquement s’attaquer au software par de fausses alternatives gadgets comme l’agriculture urbaine, par exemple. Pour se maintenir, le « système » lance des leurres et favorise certaines initiatives pour mieux les pervertir. C’est le cas de l’agriculture biologique ou de l’agro-écologie. A l’origine, ces deux pratiques étaient basées sur la critique scientifique et sociale de la production et de la consommation. Elles valorisaient les connaissances paysannes, la nécessaire prise en compte des processus naturels, la remise en cause du primat économique. Elles étaient précurseur d’une vision critique de la société industrielle. Or, aujourd’hui, elles sont devenues un business qui a par exemple vu Monsanto entrer dans le capital de Danival/Lima, entreprise alimentaire certifiée « bio ». L’agriculture biologique piratée ou l’agro-écologie récupérée sont devenues les points d’émergence d’un nouveau secteur agricole devenu profitable, dont les produits sont destinés à une clientèle aisée. Tout cela relève de l’imposture.
En quoi ?
Parce que neuf produits « bio » sur dix sont consommés dans les pays d’Europe et d’Amérique du nord. Parce qu’aujourd’hui, dans l’UE, la production d’huile d’olive « bio » est de plus en plus le fait de gros propriétaires andalous qui exploitent leurs salariés agricoles et essorent des terres accaparées, comme c’est également le cas en Roumanie. Parce que les petits paysans d’Amérique du sud – producteurs de cacao, de café, de bananes et autres fruits exotiques – travaillent majoritairement sous contrat avec des intermédiaires ou négociants qui, eux-mêmes, travaillent pour des multinationales. Résultat, ces paysans produisent du « bio » pour nos pays au détriment de leur propre alimentation et de celle de leur famille.
Pourtant, au-delà de ces leurres, l’agro-écologie paysanne reste bien un outil de transformation sociale ?
L’agro-écologie paysanne, oui ! Pas celle dans laquelle tente de s’engouffrer l’industrie agroalimentaire. Lors de sa 6e conférence mondiale, le mouvement Via Campesina a lancé, le 13 juin 2013, l’Appel de Jakarta. Ce dernier disait que « l’agro-écologie paysanne est un système social et écologique qui comprend une grande variété de savoirs et de pratiques ancrés dans chaque culture et zone géographique de la planète ». Le texte insistait également sur le fait que l’agro-écologie paysanne élimine toute dépendance aux agrotoxiques en utilisant des énergies alternatives comme le purin d’orties. Des solutions, à chaque fois, criminalisées ou rendues illégales par les pouvoirs en place.
On en revient toujours à la question de la gouvernance et du postulat de votre manifeste qui dit qu’au-delà des questions environnementales et alimentaires, aucune transformation sociale ne pourra se faire si elle ne se fonde pas sur les agricultures paysannes. Concrètement comment mettre cette révolution en marche ?
Mais elle l’est déjà ! Cette mobilisation existe depuis la création en 1993 du mouvement Via Campesina. Parti d’Amérique latine, il regroupe aujourd’hui 200 millions de paysans répartis sur 73 pays et portés par 164 organisations, dont la Confédération paysanne et le Mouvement de défense des exploitations familiales (Modef) en France. Vingt ans après sa constitution, son Appel de Jakarta a même été repris par la FAO. On l’a vu, ce texte fondateur en appelle à toutes les organisations rurales et urbaines, aux mouvements sociaux. Cela pour construire une nouvelle société fondée sur la souveraineté alimentaire et la justice sociale.
Du mouvement zapatiste au Mexique à celui des paysans sans terre du Brésil, comment mettre en place de tels projets d’autonomie économique, politique et culturelle dans un pays comme la France, dont tout ou partie de sa politique agricole dépend de l’Europe ?
Des paysans rebelles, il en existe partout ! Des formes d’autonomie aussi. Pour en revenir à votre question sur le choix possible entre grande distribution et Amap, nous devons bien évidemment faire le pari collectif de ces systèmes participatifs de garantie. Ces derniers se basent sur une agriculture locale, prônent un rapport responsable à l’alimentation ainsi qu’une économie équitable. Surtout, s’ils peuvent participer à la mise en place d’une souveraineté alimentaire locale sur nos territoires, ils permettront aussi de favoriser la souveraineté alimentaire des paysans du monde. Car, il faut peut-être rappeler que ce ne sont pas les multinationales qui nourrissent l’humanité mais bien les paysans ! A hauteur de 75% de la production mondiale. Pour réussir, ici comme là-bas, ces formes d’autonomie devront principalement passer par la récupération des savoirs et par la transmission des savoir-faire. Mais aussi par la mise en place d’une dissidence territoriale.
C’est-à-dire ?
Qu’il est temps, comme le dit Jérôme Baschet, de libérer les projets d’émancipation de leur asservissement à la forme étatique…
… Et de les remplacer par la vie en collectivité, sans Etat régulateur, en totale autogestion ?
Les modèles dont nous parlons ne reposent ni sur les notions de bio-régions ou de régions identitaires, comme le voudraient les tenants d’une agriculture patriote d’extrême droite, mais bien sur des territoires rebelles en résistance. Plus qu’un mouvement social, ils ont pour but la constitution d’une société en réseaux.
Vous parlez là des ZAD, ces zones à défendre comme celle de Notre-Dame-des-Landes ?
Exactement. Contrairement à la caricature qui en est faite, ces zones de lutte ne sont ni utopiques, ni des laboratoires expérimentaux et encore moins le paradis perdu de la gauche orpheline. Elles sont le moteur de ces ruptures indispensables à la notion de développement. Si, dans bon nombre de domaines, ce dernier s’est révélé indispensable au mieux être et à l’amélioration de nos conditions de vie, dans le cas de l’alimentation, il a joué et il joue toujours un rôle destructeur. Dans nos sociétés, il y a peu de métiers qui permettent aux individus de maîtriser les processus de production et de commercialisation comme peuvent le faire les paysans. Pour peu qu’on leur en donne les moyens. Or, au lieu de les libérer, le développement scientifique et technologique a fini par tuer les paysans, la terre et l’aliment. En luttant collectivement contre cette hégémonie, nous nous libérerons également de ces contradictions qui pourraient, un jour, voir l’humanité devoir choisir entre agriculture et industrie. Entre le besoin de manger ou de posséder un smartphone.
Manifeste pour un XXIe siècle paysan
Silvia Pérez-Vitoria
Actes Sud, octobre 2015
Prix indicatif : 18, 00€
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