Portrait Chef

Alexandre Couillon, la beauté du geste

C’était hier. Affolement généralisé au Guide Michelin, le Gault et Millau venait de sacrer Alexandre Couillon cuisinier de l’année. Il était grand temps que nos as du repérage gastronomique prennent le chemin de Noirmoutier que nous avions déjà empruntés en … 2012 grâce à un événement de Fulgurances. Ce sont les mêmes Fulgurances qui éditent « Itinéraires d’une cuisine contemporaine » et qui ont publié l’année dernière sous la plume de Sophie Cornibert ce portrait ultrasensible de ce chef d’exception.

 

Ce jour-là nous rencontrons un Alexandre encore plus bouillonnant qu’à l’accoutumée. Il se prépare pour un voyage au Japon où il a été invité avec sa femme Céline, par un client nippon, chef à Paris. Okuda est venu manger plusieurs fois à La Marine avant de lui proposer de venir chez lui découvrir le pays du Soleil-Levant. Ces deux-là ne parlent pas la même langue, ils parlent avec les mains, mais surtout avec les gestes. Alexandre a appris que, là-bas, ils allaient cuisiner à quatre mains. Il évoque très vite la cuisine kaiseki, la tradition, le saké, le miso. Son envie d’en savoir plus sur les bouillons, sur les pâtes et les différentes farines. Il raconte le choc des cultures, les différences, jusque dans la manière de pêcher et de considérer le poisson. Il pourrait en parler des heures, on pourrait l’écouter des heures. « Et c‘est à nous que ça arrive, alors qu’on n’a jamais rien demandé. » Il est vrai qu’Alexandre et Céline sont assez isolés dans leur lieu-dit, L’Herbaudière, accroché à la commune de Noirmoutier. De Paris, il faut prendre un train jusqu’à Nantes, puis une voiture ou un bateau.

Devenir cuisinier

Ce qui frappe d’emblée, c’est la lumière, les nuances de bleu et de jaune, du sable et du foin. Les odeurs aussi, la pinède, la marée. Quand on a goûté à La Marine, on éprouve le besoin d’y retourner plusieurs fois, pour se reprendre une bouffée revigorante, entre les mains d’un artisan libre et affranchi, modeste de surcroît. Si on avait dit à Alexandre et Céline en 1999, que leur restaurant deviendrait un lieu de pèlerinage, sûr qu’ils ne l’auraient pas cru. Et pourtant, à 21 ans à peine, ils ont fait de cette maison leur priorité numéro un. Rien ne prédestinait Alexandre à devenir cuisinier. « J’étais un manuel, je me voyais marin, menuisier. » Tiens, marin, comme son grand-père et son père. L’appel du large, une histoire de famille. À 19 ans, son père était chalutier à Noirmoutier. On lui propose de partir en Afrique. Il embarque contre l’avis de ses parents et de sa femme. Finalement, ce changement de cap est un succès et Alexandre et son frère naissent à Dakar. « J’ai vécu au Sénégal jusqu’à l’âge de 7 ans. On allait à l’école franco-sénégalaise, on n’a jamais été des touristes. Mon père était un baroudeur, ensemble on a fait des kilomètres dans la brousse, on a écumé les marchés, tout ce qui pouvait faire l’Afrique. Là-bas ça chante, ça danse, il y a des couleurs, ça vibre. On alternait avec la France où tout est si différent, les parfums, les humeurs, les températures. » Puis les parents d’Alexandre quittent l’Afrique pour retrouver leur île natale. Ils décident de changer de vie en achetant un café-restaurant, alors qu’ils n’ont aucune expérience dans ce domaine. A 27 ans, la mère du petit Alexandre entame une formation à l’école hôtelière. La première année d’exploitation est chaotique. Le chef embauché, boit. L’année suivante, c’est la mère d’Alexandre qui sera en cuisine. Fruits de mer, poisson poché, glace, tarte aux pommes, elle fait tout elle-même. Son mari est en salle, Alexandre, jamais loin. « Mes parents travaillaient comme des forcenés. Ils ont tenu ce rythme pendant dix-douze ans, l’été en France et l’hiver au Sénégal. Pendant ce temps, je grandissais au bord de l’eau, sous le regard de mes grands-parents. Quand je rentrais de la plage, ma grand-mère me faisait cuire un filet de poisson juste pêché avec un peu de beurre et des patates. Je passais la plupart du temps pieds nus. La vie était belle et sauvage à la fois, je me prenais un peu pour Tom Sawyer », raconte Alexandre, un sourire dans la voix. Il se souvient aussi des fêtes de fin de saison, le 30 août toujours. « C’était joyeux, festif, on grimpait sur les tables. C’était déjà La Table d’Élise. Puis mes parents ont mis le restaurant en gérance, la charge de travail devenait trop lourde. »

Le grand saut

Ils repartent en Afrique tandis qu’Alexandre rejoint une famille d’accueil dans les Pyrénées-Atlantiques. Il ne le vit pas mal, semble-t-il, au contraire. Il se souvient des effluves de foin après l’orage, du jambon de Bayonne, des piments verts à croquer d’un coup, du foie gras en boîte ­­– trop cuit certes, mais soyeux – des omelettes, des piperades, de tout ce qui poussait au jardin. Une certaine idée du paradis, où il retournera tous les étés. À 13 ans, il sait ouvrir les fruits de mer et peler les patates en un temps record, mais ne songe toujours pas au métier de cuisinier. « Je n’aimais pas l’école. Je séchais les cours. J’ai été viré du collège. » C’est là qu’il a l’opportunité de se racheter une conduite en CAP à l’école hôtelière. « Ils ont failli ne pas me garder, j’étais trop turbulent, jusqu’à mon stage chez un chef à La Baule, un homme dur qui m’a appris énormément pendant deux ans. Je sortais de l’école, j’avais la grande gueule , lui m’a montré que la cuisine pouvait toucher aussi au design, au jardinage, à la technique, à la chimie, mais aussi au respect. Chez lui, j’ai intégré la rigueur et l’ouverture d’esprit. » Puis un passage chez Thorel  l’a initié à une vision plus esthétique de la cuisine. La vocation se précise petit à petit. Dans le même temps, à 16 ans, Alexandre a rencontré Céline, sa future femme. De retour du service militaire, il part pour Eugénie-les-Bains, chez Michel Guérard. « Céline veut me suivre, elle postule partout. Elle est finalement prise dans un resto à dix kilomètres du Magicien des Landes. » Alexandre découvre l’univers des grandes maisons, avec sa hiérarchie, son état d’esprit particulier. Il est prêt à aller se former chez Ducasse ou Robuchon, mais sa vie prend un autre cours : ses parents lui proposent de reprendre la gérance de La Table d’Élise. « On avait 21 ans, aucune expérience. On n’était même pas mariés avec Céline. On a mis quarante-huit heures à répondre. On a finalement accepté. Il s’agissait d’un contrat à honorer pendant sept ans. »

« Je me souviens des couverts de self, des verres Duralex rayés. Mais c’était à prendre ou à laisser. À l’époque, le menu était à 78 francs. Je faisais des soupes de poisson, des moules, du poisson grillé. Il fallait nourrir quatre-vingts personnes, et on était ouvert non-stop. Je me levais à 4 h 30 les mardis et vendredis. J’étais un zombie. On a fini par fermer deux semaines. Je suis allé voir ce qui se passait chez Thierry Marx à Pauillac. » À son retour, Alexandre commence à épurer ses assiettes, à soigner son dressage. Mais les clients perdent souvent patience. « On n’arrêtait pas de se faire insulter parce que les assiettes mettaient trop de temps à sortir. Je me souviens d’avoir répondu à un client de revenir dans dix ans ! À l’époque, on était jeunes et insolents. » Le couple n’a pas d’argent, va au charbon chaque jour, en cherchant toujours à injecter de la nouveauté dans leur projet, pour ne pas se lasser. « On est vraiment au bout du bout du monde. Le client est rare hors saison. »

Sortir de l’eau

Heureusement, un article est publié dans Le Point en juillet. Une pleine page sacrant Alexandre Couillon « le petit prince de son île ». S’ensuivent des passages à la télévision, qui commencent à offrir une visibilité au restaurant. « On a été complet du jour au lendemain. Ça fait bizarre tout à coup. » Cette reconnaissance médiatique ne suffit pas. Alors que la date butoir de fin de gérance est proche, et qu’Alexandre et Céline songent à fermer pour cause de fréquentation insuffisante l’hiver, une étoile tombe.  « On découvre ça à la radio, on est complètement abasourdis », raconte Alexandre, presque encore ému. « À Paris, une étoile n’a pas forcément d’impact sur la restauration, mais en province, la résonance est énorme. » Alexandre décide alors de déménager son restaurant, juste à côté, et de conserver La Table d’Élise comme bistrot. Les travaux sont colossaux, l’investissement lourd. Mais le décor contemporain de la salle de La Marine correspond mieux à la cuisine d’Alexandre et à sa clientèle. Quoique ses convives soient bigarrés : « On a des locaux qui viennent pour des occasions et parfois quelques contrastes amusants. Chanel d’un côté, dreadlocks de l’autre. »

Les charmes de La Marine

Et de fait, on se sent bien à La Marine, instantanément. On y est accueilli par « la famille » fidèle du restaurant, avenante, pétillante, généreuse : Céline toujours bienveillante, Thibault en salle, Emmanuel aux vins, là depuis le tout début, Lucie, devenue la chef de La Table d’Élise. Ils ont chacun leur personnalité et une présence nécessaire au bien-vivre du restaurant. Depuis peu, une table d’hôtes s’est installée avec une vue plongeante sur la cuisine. « Au début, ça nous déstabilisait un peu de n’avoir plus de mystère pour nos clients. Aujourd’hui, c’est devenu naturel, on ne les voit même plus. » Mais nous, on les voit. On les voit se hâter pour que chaque assiette soit percutante.  Et elles le sont assurément ! Que ce soit les amuse-bouches envoyés en rafale, comme cette association crème de moules, betterave fermentée et pin, ou ce granité de criste-marine, tomates, fraises, petits pois, citron, ou encore la fameuse pomme de terre de Noirmoutier en glace, mousse, chips, devenue sa signature. Chaque réalisation est pointue et imparable.  « Le style Couillon » ne manque pas de charme. On est littéralement renversé par sa « Promenade en mer », une gamelle merveilleusement garnie de joyaux tous plus charnus les uns que les autres, assaisonnés avec justesse d’herbes locales. Les plats d’Alexandre vivent, s’expriment. Comme ce bar de ligne à peine caressé par la flamme, un baiser, un coussin moelleux, nacré, juste escorté de cerises et fenouil. Il pourrait tirer des larmes tant il est pur. « J’ai su cuisiner le poisson de façon très instinctive », raconte-t-il simplement. Depuis peu, La Marine a créé un jardin potager, sauvage et apprivoisé, où l’on a envie de tout cueillir, de passer un bout de temps les pieds nus dans l’herbe, de s’asseoir sur le banc en bois et laisser le temps fabriquer les souvenirs.

À vif

Alexandre Couillon a peu à peu construit son monde, à force de travail et d’ardeur surtout. Il y a quelques mois, le chef s’est fracturé une main lors d’une mauvaise chute. « Je ne pouvais pas mettre en péril le restaurant. Trop de gens comptent sur moi », dit-il ému presque aux larmes. On le croit, mieux on le sait. Quand on voit toute sa brigade s’activer autour du homard cuit à la braise, étincelant de gourmandise, même après cinq plats d’anthologie, on ne pense qu’à une chose, le dévorer. Lui et sa chair juste imprégnée de pinède et de fumée, et ses courgettes du jardin, ses salicornes, et cette crème de moules dont on avalerait des louches.

Les pronostics sur sa main sont très réservés : « Tous les os ont été fracturés, on m’a opéré en intégrant sept broches pour tenter de la récupérer, les médecins pensaient que je ne retrouverai que 10 % de son usage », raconte Alexandre visiblement ébranlé par l’accident. On entend quelques soubresauts dans sa voix quand il nous dit que, pour réparer cette main à tout prix, il s’est levé tous les matins à cinq heures pendant un mois. « À la plonger à vif dans l’eau de mer, avec la musique de Rocky à fond dans les oreilles pour me donner du courage, je la faisais bouger dans tous les sens, à la force du mental, pour qu’elle puisse retrouver sa souplesse. » Et le miracle a encore eu lieu, il a presque entièrement retrouvé l’usage de cette main. Pour la beauté du geste.

Texte : Sophie Cornibert / Photo : Benjamin Schmuck

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