Culture food Livre de cuisine et d'art
La gastronomie française façon puzzle
Il y a parfois des livres qui vous sautent à la figure. Des livres qui ne ressemblent à rien de ce que vos avez vu avant, des livres gonflés, audacieux. Il y en a même parfois qui osent relire notre patrimoine culinaire à la lumière d’oeuvres contemporaines, « Servez citron. » cumule tout ça, l’acidité de la forme en plus.
Ça fait beaucoup pour un seul ouvrage, mais les Éditions Macula, qui fêtent cette année leur quarantième anniversaire, n’en sont plus à leur premier objet éditorial singulier. Celui-ci offre au lecteur trois ordres de pensées sur la gastronomie française. Le premier qui ouvre l’ouvrage a été conçu par l’universitaire Jean-Claude Lebensztejn et s’essaye, toutes les pages de gauche, à une synthèse complète de nos manières de table, d’Érasme à nos jours avec, en regard, sur les pages de droite donc, des recettes en vieux français de ce qu’il est convenu de considérer comme le premier livre de cuisine moderne :
« Le cuisinier françois » de François Pierre dit de La Varenne paru en 1651. Côté évolution de nos bonnes manières, tout y passe y compris la technique de la toux feinte pour couvrir le bruit des pets. Mais outre les anecdotes, les bonnes manières en disent surtout long sur les liens entre commensalité et statut social au fil des siècles, les recettes et coups de main de La Varenne venant ici comme des respirations au verbe poétique, qui rendent vie à cet ensemble patrimonial sujet d’un savoir-vivre intrinsèquement culturel.
"Le cuisinier françois", François Pierre dit de La Varenne
La deuxième partie de l’ouvrage est le produit d’une collaboration dans la quatrième dimension de la cuisine contemporaine, celle où l’on s’interroge sur la différence de taille entre l’art gastronomique et toutes les autres formes artistiques, avec cette question : comment rendre compte de sa qualité éphémère par nature? La gastronomie comme l’oenologie n’est que mémoire. Devenue le royaume de tous les Instagrameurs du monde qui n’en rendent compte qu’à travers formes et couleurs des plats servis, la réalité gustative, elle, reste enfermée pour toujours dans le cerveau et la mémoire unique de chaque mangeur. Et il fallait bien Michel et César Troisgros pour accepter qu’un photographe s’intéresse non pas aux plats sublimement dressés dans leur écrin des Ouches (voir nos reportages ici), mais aux plats desservis, ce qu’il reste dans l’assiette juste avant la plonge. L’exercice eut été un désastre si les techniques classiques de photographie culinaire pour magazines glossy de cuisine avaient été convoquées.
Mais Éric Poitevin, en plasticien, a choisi des assiettes dont les convives anonymes étaient sans le savoir les auteurs d’oeuvres picturales d’une sublime beauté entièrement composées par les traces de leurs gestes de mangeur. À moins que César et Michel, à travers leurs recettes, ne soient, à tout le moins, les pourvoyeurs de la matière première de l’oeuvre, ad minima les couleurs, et que le mangeur n’en soit que l’interprète final. Les recettes sont donc publiées, c’est la mémoire objective du plat, verbalisée avec des mots écrits. Les photos rendent compte, elles, du cadavre du plat dans son linceul rond et blanc, tout le reste de la mémoire, et singulièrement la plus grosse partie, ce sera le boulot de l’imaginaire du lecteur de « Servez citron« . De quoi rêver pour longtemps en mettant en branle cerveau et papille sans rien à se mettre sous la dent, bref un livre définitivement pas comme les autres, pour son lecteur aussi.
« Servez citron. » , texte de J.-C. Lebensztejn, photographies de É. Poitevin, recettes de Michel et César Troisgros / 45€
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