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35 nuances de l’élevage

06.12.24

N’en déplaise à tous ceux qui n’aiment que les débats avec des bons et des méchants et qui ne s’épanouissent que dans le manichéisme et les motions de censure, il existe un certain nombre de professionnels, et pas des moindres, qui pensent les problématiques de l’élevage dans la nuance. D’où cet ouvrage aux voix et voies multiples qui donnent pas mal de grains à penser.

Dans l’avant-propos de leur ouvrage, Camille Atlani, Luis Barraud et Hugo Vasseur explorent un profond malaise autour de la consommation de viande dans nos sociétés contemporaines. Ils décrivent un contexte où « pas un mois ne se passe sans une vidéo dénonçant des pratiques barbares d’élevages ou d’abattoirs industriels », et où les discours alarmants sur l’impact environnemental de l’élevage nous assaillent. Face à cette situation, les alternatives telles que la viande de synthèse (voir notre point sur le sujet ICI) ou les protéines d’insectes, sont souvent présentées comme « LA solution » aux enjeux éthiques et écologiques.

Cependant, les auteurs interrogent ce consensus apparent et la pression exercée pour abandonner la viande, qualifiant ce sentiment d’« inconfort, voire d’étourdissement ». Ils posent une question essentielle : ce malaise provient-il uniquement de notre dissonance cognitive d’omnivores, cherchant des excuses pour continuer à consommer de la viande, ou révèle-t-il une faille plus profonde dans le débat ?

Ils critiquent la polarisation des arguments, qu’ils soient fondés sur la morale ou sur des chiffres, soulignant qu’« ils présentent une réalité uniforme et univoque, qui supprime d’office la possibilité de tout débat ». Cette approche, selon eux, laisse un vide : « où sont les ‘vrais’ gens ? » Derrière les données abstraites, les auteurs déplorent l’absence de la voix des travailleurs du vivant et des expériences humaines concrètes.

Pour dépasser cette impasse et enrichir le débat, Atlani, Barraud et Vasseur ont choisi d’aller à la rencontre de ces expériences, collectives et singulières, afin de donner un visage et une complexité aux enjeux de l’élevage et de la consommation de viande. « Ces vérités prétendument universelles ont comme un goût d’inachevé », écrivent-ils, et leur démarche cherche précisément à explorer ces nuances trop souvent occultées.

Et pour appuyer leur propos, parole est donnée à ceux qui connaissent leur sujet, par un biais professionnel ou un autre dont la légitimité collective ne fait pas débat. Et parmi ces 35 là, on s’est intéressé à la contribution de Pablo Jacob, chef colombien installé en Normandie à la tête du restaurant Aux Saints Jus, et qui développe une vision engagée et réfléchie de l’élevage et de la consommation de viande.

Pablo Jacob

Formé à l’école Ferrandi après des études en sciences politiques à la Sorbonne, il milite pour une cuisine de marché respectueuse des circuits courts et prête une attention particulière au gaspillage alimentaire. Mais sa réflexion va bien au-delà de la gastronomie : il s’interroge sur le rapport complexe entre vie, mort et alimentation, et prône un retour à l’élevage traditionnel et durable, s’opposant fermement aux méthodes intensives. Pour lui, « élever signifie donner de la hauteur, faire grandir » et valoriser le bien-être animal dans un contexte paysager, loin de la production de masse.
Inspiré par le mouvement britannique River Cottage d’Hugh Fearnley-Whittingstall, qui valorise l’élevage en plein air et les circuits courts, Pablo Jacob insiste sur l’importance d’utiliser l’animal dans son intégralité : « utiliser tout le cochon, car en gaspiller viendrait à ‘souiller’ sa mémoire et l’effort que leur élevage a nécessité ». C’est un principe qu’il applique au quotidien dans son restaurant, où il transforme chaque partie de l’animal et adapte sa carte en fonction des morceaux disponibles. Selon lui, le respect de l’animal implique de le consommer en entier, car « un animal est mort pour ces parures. Les jeter serait un affront. »

Pablo Jacob critique également la déconnexion des consommateurs face à l’origine de leur alimentation : « le consommateur doit se fier aux apparences, aux labels et discours commerciaux des emballages », souvent peu transparents quant aux conditions d’élevage. Cette opacité contribue à masquer la brutalité des pratiques industrielles : « élevage industriel […] fondé sur la souffrance et la maltraitance des animaux », souligne-t-il. Il appelle à une prise de conscience et à des choix éclairés, soulignant que « manger est politique, et les choix que nous faisons en tant que consommateurs ont un poids considérable ».

Mangeons moins de viande, mais meilleure, choisie et variée. Soutenons l’élevage traditionnel, paysan, écologique, paysager. Soutenons la viande heureuse.

Pablo Jacob

En cuisine, Pablo Jacob met en œuvre une « approche holistique » pour valoriser l’animal et minimiser le gaspillage. Il rappelle l’importance du « zero waste » dans la tradition culinaire, où « les bouillons, fonds, jus […] sont le liant, le petit plus qui fait décoller une assiette ordinaire vers l’extraordinaire ». Pour lui, la viande issue de l’élevage traditionnel, respectueuse des cycles naturels et des terroirs, constitue une « viande heureuse » et une meilleure alternative : « Mangeons moins de viande, mais meilleure, choisie et variée. Soutenons l’élevage traditionnel, paysan, écologique, paysager. Soutenons la viande heureuse. »
Via son restaurant Aux Saints Jus, Pablo Jacob s’efforce ainsi de reconnecter ses clients à l’origine et à la valeur de la viande, tout en soulignant le rôle de la cuisine comme vecteur de changement : « La cuisine est fondamentale pour notre résilience personnelle, sociale et même en tant qu’espèce. »

C’est un portrait qui nous est ici proposé, mais il y a dans cet ouvrage d’une grande richesse, d’autres formes de points de vue, à l’instar de la reprise d’un article d’Anne Chemin paru dans Le Monde et magnifiquement intitulé « Comment nous avons désanimalisé la viande ».

Avant d’attaquer la dinde, voilà clairement un livre qui devrait faire bonne figure sous le sapin et alimenter les conversations toutes en nuances.

« L’élevage en liberté, une autre voie entre industrie et véganisme » / Éditions Libre & Solidaire / 32€ Sortie le 12 décembre, d’ici là il vous reste quelques jours pour un tarif préférentiel ICI.

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