Chronique Tribune

Manifeste Pour une exception agricole et écologique

17.10.16

Il est admis à juste titre que certains biens culturels, qui ne sauraient être ravalés au rang de simples marchandises, se laissent légitimement soustraire au jeu du marché libéral. A travers ce geste visant à préserver l’histoire et la vitalité de toutes cultures se joue la sauvegarde de notre humanité. Ne doit-il pas en être de même pour les biens et services qui visent à assurer les besoins alimentaires des personnes ? Avec le parrainage de Michel Serres, ce manifeste pose les bases d’un régime juridique d’exception agricole.

Parce que manger est un acte vital, fondateur, social et l’affirmation d’une forme proprement humaine d’existence, il relève par là de ce qu’il y a d’essentiel pour la vie de l’esprit. Où que l’on soit, que l’on vive, que l’on cultive, où que l’on se nourrisse, on songe à raison à la réponse que fit le penseur Héraclite à ce visiteur étonné de le trouver, lui le philosophe, devant un banal four à pain : « Ici aussi, les dieux sont présents ».

Or, l’ancêtre de l’OMC, le GATT au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors en prélude à une mondialisation du commerce fondée sur le libre-échange, admettait un régime juridique d’exception pour certains produits culturels – en particulier pour les films et pour les trésors nationaux. Un autre régime d’exception, à l’origine, devait concerner les ressources naturelles et notamment les produits de l’agriculture, de la forêt et de la pêche. Pourtant, la Charte de la Havane de 1948 dont ce régime était issu n’ayant jamais été ratifiée ni mise en œuvre. Il en est résulté la reconnaissance d’une « exception culturelle » et pas celle d’une « exception agricole ».

Que pourrait être, à l’image de l’adoption, le 20 octobre 2005 à l’UNESCO, de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, un acte comparable embrassant la diversité agricole ? Une telle convention devrait viser la réalisation des trois objectifs, notamment ceux que prévoit la définition que la FAO donne de la sécurité alimentaire: cela suppose l’accès à une alimentation suffisante en quantité et en pouvoir nutritionnel, l’accès à des aliments sains et l’accès à une alimentation choisie. Cependant, comme pour l’accès à la culture, il ne suffit pas d’accéder à des aliments standardisés par l’effet d’une économie mondialisée.

De manière emblématique, en mars 2012, le Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter relevait que « nos systèmes alimentaires rendent les gens malades ». Au-delà de dérives sanitaires et d’une hyperconsommation source d’obésité et de diabète, la maladie est morale (défiance vis-à-vis de l’industrie et perte de diversité) ; sociale (prolétarisation de l’activité d’agriculteur) ; environnementale (érosion génétique et de la biodiversité) ; politique (désengagement de la puissance publique) ; économique (omnipotence des multinationales et du système du libre-échange).

Dans ce contexte, on voit mal comment chaque population et chaque personne pourraient accéder à des nourritures correspondant aux spécificités agricoles, traditionnelles, religieuses, gastronomiques en propre ? De même qu’il ne suffit pas que le monde entier ait accès aux mêmes séries télévisées pour que le droit de chacun à la culture soit assuré. Tout comme la protection de la diversité des expressions culturelles est une nécessité, celle de la (bio)diversité agricole en est également une.

C’est la raison pour laquelle le collectif des signataires assume l’idée de répondre à plusieurs desseins :

Appel à une démocratie alimentaire

Les grands problèmes alimentaires ne sauraient être la chasse gardée des firmes, lobbyistes, syndicats, techniciens, ingénieurs. C’est une question de société et à caractère politique qui mérite plus que jamais d’être inscrite à l’agenda de la vie démocratique. Au sein d’une démocratie alimentaire à laquelle nous en appelons, chaque citoyen devient ce nouvel acteur, majeur, qui juge, goûte, évalue, discrimine, interdisant de reléguer l’opinion publique en bout de chaîne au stade sommaire de la consommation. Au côté des paysans, nous – les membres de la démocratie alimentaire, affirmons le principe de souveraineté alimentaire, en tant que coproducteurs, parce qu’ils sont éveillés à l’origine des denrées, au travail des cultivateurs, éleveurs, au sort des animaux domestiques, aux modes de production, aux astreintes écologiques et aux enjeux commerciaux, aux risques sanitaires et aux questions diététiques, et évidemment à la somme des composantes culturelles et gustatives essentielles aux besoins de l’espèce humaine autant qu’à notre humanité.

Un changement de donne agricole

Pour conjurer la prolétarisation de la profession d’agriculteur, il importe de réviser de fond en comble le schéma d’innovation et l’organisation même des pratiques agricoles. Avant la « Révolution verte », les paysans prenaient en charge la réflexion et l’expérience nécessaires aux pratiques culturales. Forte d’une innovation descendante, l’industrie agroalimentaire amorce, puis dicte des innovations, sous l’égide de départements R&D des firmes et des laboratoires. Elle les diffuse ensuite, au bénéfice de l’exclusivité des droits de propriété industrielle et de brevets privatisant le vivant en sorte que les paysans souffrent d’une dépendance préjudiciable à leur savoir-faire. Aussi, il s’agit désormais de reconnaître les agriculteurs en tant qu’acteurs essentiels d’une innovation ascendante, celle qui place au premier plan les défis écologiques, économiques et culturels. C’est la mission des salons et des mouvements pour les agricultures alternatives que de déployer des expériences susceptibles de reconfigurer la donne alimentaire et d’en promouvoir socialement la diffusion.

Une transition écologique en agriculture

Tout indique que les conditions d’une réforme qui vise à déverrouiller institutionnellement et technologiquement notre mode d’existence agricole sont désormais rassemblées. Sont concernées la production des denrées et leur transformation, par le biais de nouveaux acteurs – paysans et citoyens – avec des réseaux sociaux capables d’user des opportunités numériques de diffusion des savoirs et des savoir-faire, plus accessibles, modifiables et diffusables. Qu’il nous suffise de signaler le nombre chaque jour plus grand des initiatives où des pratiques non conventionnelles éclosent : agriculture biologique, agriculture de conservation, agroécologie, agroforesterie, permaculture, polycultures, cultures diversifiées, etc.

Repenser la question du prix

A l’opposé du storytelling du Salon de l’Agriculture, d’autres intentions, agricoles et relayées par des associations et citoyens actifs, bénéficient de marques précieuses de confiance. Il en va d’une politique hardie de reterritorialisation, de réinvestissement des milieux ruraux, tenant compte d’une géographie des espèces cultivées, d’une mémoire culturelle des saveurs et des préférences gastronomiques. A partir de là se calque la valeur d’échange des biens et des services sur une valeur d’usage, s’ajustent au mieux des ressources à des besoins. Alors que le marché libéral argue que le faible coût des denrées profite à une démocratisation croissante, c’est tout l’inverse qui se passe ! L’argument d’un prix bas – à l’image du porc breton sacrifié sur l’autel du productivisme – laisse entendre que les denrées auraient une valeur négligeable, quasi nulle, et ce d’autant que leur prix, d’une incroyable volatilité, demeure sans cesse compressible.

Des minorités forgeant l’exception agricole et son prolongement alimentaire

Au lieu de résister, de dire non, de se replier en s’imaginant revenir à des méthodes traditionnelles érigées en dogmes, il s’agit d’affirmer, d’inventer des formes de travail, de cultiver, élever, transformer ou commercialiser, qui sont matières à expériences et projection dans l’avenir pour la démocratie alimentaire. Et les tentatives émergentes sont légion aujourd’hui. Quelle est la portée d’une démocratie alimentaire – au moment où nous écrivons –embryonnaire, minoritaire, voire insignifiante en comparaison du poids écrasant du marché ? Précisément, l’histoire rappelle que les minorités savent forger exemplairement « les moyens d’une autre conscience et d’une autre sensibilité » concourant à les rendre révolutionnaires et novatrices.

Exigence de santé

Il s’agit de penser l’exception agricole comme l’expression de l’intérêt général, répondant à une exigence de santé publique et globale, celle des citoyens, de la société et des écosystèmes. Une réelle symbiose « société – nature » s’invente et représente la condition primaire et immédiate d’un nouveau contrat de civilisation. Sur ces bases, il reste à imaginer et pratiquer la pédagogie de l’exception agricole.

Cette parenté entre l’accès à la culture et l’accès à l’alimentation justifie qu’on puisse concevoir l’exception agricole et alimentaire par référence à l’exception culturelle. Cela justifie du même coup qu’à terme et à partir de l’initiative de notre collectif, une convention internationale sur la démocratie alimentaire puisse être envisagée sur le modèle de la Convention sur la culture.

C’est en ce sens que nous en appelons à penser tout à la fois une exception agricole et un New deal alimentaire.


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Le manifeste pour une exception agricole a été rédigé par

Olivier Assouly , Philosophe, spécialiste de l’alimentation
François Collart Dutilleul, juriste, professeur émérite à l’Université de Nantes
Gilles Fumey, géographe, enseignant-chercheur, Sorbonne-Université et ISCC-CNRS
Ioan Negrutiu, biologiste, directeur de l’Institut Michel Serres à l’ENS de Lyon
Pierre Hivernat, directeur de la rédaction d’Alimentation Générale
Elisabeth Martin, directrice des événements d’Alimentation Générale
Avec le parrainage de Michel Serres de l’Académie française

Photographie : Alexa Brunet, série Dystopia publié avec Patrick Herman aux éditions du Bec en l’air


Les signataires / The signatories

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