C’est avec grand plaisir qu’Alimentation Générale accueille aujourd’hui le premier article d’un fidèle du magazine qui avait déjà, entre autres, contribué largement à la rédaction du Manifeste pour une exception agricole et écologique. Bienvenue donc au philosophe Olivier Assouly qui clarifie ici le débat brouillon autour de la consommation de viande.
Qui entend faire valoir que les polémiques autour de la consommation de viande, opposant les végans – comme si l’usage de ce terme obligeait déjà à prendre position – à leurs détracteurs, sont à la hauteur de l’époque, se méprend sur l’aptitude des deux camps à prendre la pleine mesure de l’évènement. Un observateur se tenant suffisamment à distance s’étonnera des nombreux écueils qui parasitent les débats. Qui est en droit de jouir de qui ou de quoi ? Est-ce les hommes possédant le corps carné des bêtes ou celles-ci du droit de vivre – lui-même concédé par l’homme – sans être entravé par notre appétit ?
D’entrée de jeu, la discussion peine à s’organiser autrement que par l’affichage des positions alimentaires intimes des uns et des autres. En fonction de leur propre régime, ils déclarent ou bien laissent entendre à quel camp ils se rattachent. Mais quelle est l’autorité d’une simple opinion et de ce parti-pris qui situe sur le même plan de l’expression personnelle toutes les prises de parole ? Il s’agit de convertir des positions diététiques en positions intellectuelles. De quoi s’autorise une argumentation autobiographique, qui ne partirait que de soi pour y revenir immanquablement, expérience singulière, partiale, de l’ordre de la sphère privée ? Tout se passe comme si l’on avait droit de débattre qu’en tant que militant, acteur, sujet impliqué, comme ami ou ennemi des animaux, ou ami ou ennemi de la viande. Or, le cheminement d’une réflexion et les exigences d’objectivité devraient, faut-il le rappeler, nous conduire sur une voie parfois en marge de nos seuls sentiments et convictions. Qu’on soit mangeur de viande ou non ne confère aucune valeur supérieure à un propos redevable de ses arguments et qu’il s’agira de rendre intelligibles. Est-ce le cas à l’heure actuelle ?
De part et d’autre, on s’affronte toujours en prenant la cause de l’autre, l’animal, au nom du respect absolu de la vie dans un cas, et dans l’autre, en invoquant un lien éthique tacitement tissé entre l’animal et l’éleveur qui contraste avec l’exploitation industrielle des bêtes. Les polémiques opposent moins les « vegans » aux industriels que les premiers à des militants d’autres bords, tous, en règle générale, acquis à l’idée d’une faillite du modèle intensif et dans un rapport critique avec l’industrie. L’éloge d’un « élevage » dit éthique soutient qu’une disparition programmée de la consommation carnée pourrait déboucher sur une production synthétique de substitution. Ersatz dont la production, depuis son ingénierie jusqu’à sa commercialisation, viendrait asseoir comme jamais la prégnance des chimères libérales et industrielles. Certes, l’option de la viande de synthèse ne figure qu’au titre d’une concession. Que concède-t-on et à qui ? Il s’agirait de persuader les populations les moins disposées à un changement de régime, c’est-à-dire encore avides de viande, que sa suppression, grâce à des innovations aux apparences et aux saveurs carnées, modifiera à peine les vieilles habitudes et l’intensité de la délectation. A elle seule, l’idée de compenser une perte est douteuse. N’est-ce pas laisser entendre que le désir de viande a naturellement sa raison d’être ? Chacun à sa manière, les deux camps s’entendraient pour répondre au formidable appétit carnivore de l’humanité.
Cependant, la fronde est visible chez tous ceux qui refusent de combler leur appétit avec un substitut, l’équivalent d’une « poupée gonflable » assouvissant la libido, qui ferait pâle figure gustative et auquel manquerait le souffle vivant de l’animal. En remontant aux tréfonds de l’histoire de l’homme, à ses traditions millénaires, voire à la préhistoire où déjà l’espèce chassait et sacrifiait, on fait valoir le caractère consubstantiel de l’homme et de la domestication. Outre que ces références « savantes » sont mobilisées d’autorité et sans véritable souci de rigueur, pourquoi avoir publiquement renoncé à dire son désir de mordre des chairs cuisinées ? Sans doute que ce plaisir s’oblige au mutisme, comme tenu à l’écart, à une époque embarrassée par le passage que la consommation de viande oblige à faire par l’étape de la tuerie. C’est pour cette raison, je crois, qu’on a opéré un déplacement, en décentrant le débat, pour l’installer sur le terrain meuble d’une anthropologie de circonstances. Par ce détour, il s’agit surtout d’intellectualiser le discours, pour justifier le désir sensible de viande, en arguant des liens immémoriaux entre l’homme et les pratiques carnivores, jusqu’à ériger la domestication et la mise à mort en gage de la pérennité de nos sociétés et de la civilisation. La question mériterait d’être portée à la discussion. En l’occurrence, les circonstances partisanes l’interdisent. Au reste, l’invocation de ces traditions millénaires ou préindustrielles intéressera moins le savant que le jouisseur, soucieux de disposer d’une solide justification, rappelant que rien ne saurait remettre en cause sa jouissance carnée qui ne défasse par là l’essence de l’homme.
C’est à un stratagème comparable qu’obéit la promesse de refondation d’un pacte entre l’éleveur et l’animal. A-t-on jamais vu contracter un engagement où l’une des parties consentirait à mourir, à donner sa viande, par gratitude pour son éleveur et pour honorer sa grande mansuétude ? De même que ces propos méconnaissent de manière préoccupante les bases élémentaires d’un contrat, il ne peut davantage y avoir de relations volontaires de coopération, d’intérêts communs, de travail collectif, entre un animal et son éleveur. Comment l’homme pourrait-il définir pour un être assujetti, en son nom et encore au nom de la bête, la réciprocité d’une relation s’achevant sur un étal de boucherie ? L’ineptie de ses arguments, défendant une entente prétendument partagée unissant l’homme à l’animal, ne fait que souligner le refus ostensible d’assumer de subordonner l’animal et d’assumer le prix tragique de cette jouissance.
A l’image des mots d’ordre en appelant à une alimentation « bonne, propre et juste » de mouvements tels que Slow Food, on s’évertue à établir des correspondances entre des termes divergents sinon contradictoires. Sans doute que le besoin de jouir est devenu aussi nécessaire que le besoin de s’en excuser. Le « bon » est-il automatiquement « juste » ? Qu’est-ce qu’envisager des maux – dégradation des milieux, troubles sanitaires, liquidation des traditions, mise à mort des bêtes – en qualité de « gastronomes » militants ? Le temps présent interdisant de jouir purement et simplement, c’est-à-dire par égoïsme, il faut laisser croire en la grâce de notre jouissance. Son rayonnement servirait de piédestal à une politique du goût, c’est-à-dire au respect de la biodiversité et de traditions agricoles en danger. C’est ainsi que les conditions permettant de produire une viande de qualité devraient, selon une loi insondable où la vertu ensemence la vertu, profiter équitablement à tous, à des animaux « heureux », des éleveurs « fiers », des mangeurs heureusement « repus » et des personnels « rassérénés » dans les abattoirs. Or, ce lien de cause à effet entre les aspirations des gourmets, c’est-à-dire des consommateurs mieux qualifiés et à la sensibilité acérée, et ses effets réparateurs, est aléatoire sinon illusoire. Le raffinement du goût réclame de produire des denrées de choix – sélection des races, variétés supérieures de nourritures fourragères, âge de mise à mort, maturation des chairs, etc. – qui n’auront qu’à la marge une influence bénéfique sur les conditions de vie des animaux. En réalité, il vaudrait mieux repartir d’une ligne de démarcation entre les modalités de satisfaction du goût et des problèmes éthiques, écologiques, sanitaires, qui relèvent essentiellement de la morale, d’une délibération politique et de la tutelle du droit.
Le destin des animaux domestiques étant solidement conditionné par la jouissance que procurent la manducation de leur chair, il faudrait au moins se rendre à l’injonction d’un plaisir qui continue d’ordonner jusqu’aux différents choix alternatifs. La consommation de viande n’est qu’une illustration, qui doit sa publicité à l’effroi général de la mort, de la valeur économique et sociale de la jouissance. Industriels, vegans et gastronomes pressentent désormais que toute jouissance a un prix, prix variable et dont la valeur est hautement volatile, objet de négociations et d’un intense marchandage. Droit absolu à jouir que nul n’osera plus remette en question. Qui s’évertue à prendre plaisir doit composer aussi avec ce qui l’entrave, le brime, l’inhibe, sans quoi aucune limite ne lui indiquera jamais s’il a trouvé matière – carnée ou non – à s’assouvir ?
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