Le coronavirus nous permettrait-il de redécouvrir l’importance du repas pris ensemble ? C’est l’interrogation de Caroline Broué, productrice des « Bonnes choses », dans cette première chronique Radiographies du coronavirus consacrée à la cuisine.
On le répète inlassablement : la cuisine est un lieu/lien social fort. Familial, amical… tout ce que vous voudrez. C’est la base de tout. Ne dit-on pas « Je mange donc je suis » ? Depuis septembre 2018, « Les Bonnes choses » tente de montrer combien la nourriture est un enjeu global et un fait culturel majeur : affectif, intime, social, anthropologique, économique, écologique…
Plaisir et partage dans le meilleur des cas, mais aussi enjeu de santé et affaire de responsabilité. Avec cette épidémie et son corollaire, le confinement, cela n’a jamais été aussi vrai. Nous allons tenter de le démontrer par cette petite série sur l’alimentation au temps du coronavirus.
Jusqu’à ce que le Musée de l’Homme à Paris ferme ses portes pour cause de coronavirus, l’ »exposition-événement » en cours s’intitulait « Je mange donc je suis ». Il est probable que cette épidémie, comme l’écrit Elisabeth Martin dans son édito du site Alimentation Générale, « rebatte les cartes » : nous sommes aujourd’hui ce que nous mangeons. Que nous dit cette épidémie de notre rapport à l’alimentation ? Peut-être déjà nous permet-elle de redécouvrir nos besoins élémentaires : se soigner et se nourrir, et par conséquent ce que manger veut dire ?
Il y a un beau mot de la langue française que le coronavirus remet peut-être à l’ordre du jour : celui de « commensalité ». Est commensal celui qui mange à la table des autres nous dit le dictionnaire. Or, en ces temps de confinement forcé, nous sommes bien obligés de manger les uns avec les autres. Encore faut-il ne pas vivre seul. La commensalité exige la pluralité. Et si on vient de s’engueuler, que la table de cuisine est petite et qu’on décide de faire mangeaille à part, la commensalité reste au placard. Seulement, nous sommes bien obligés de nous attabler trois fois par jour, seul ou en famille, et le repas vient scander la journée comme autant de rendez-vous immanquables. Finis les sandwichs et autres burgers avalés sur le pouce dans la rue !
On se prend alors à rêver que les « A table ! » ou les « ça va refroidir ! » sonnent comme un cri de ralliement dans tous les foyers, comme autant de rappels à l’ordre correspondant au moment du repas si cher aux Français. Avec les possibilités infinies qu’offrent les tutos et autres sites de recettes qui se multiplient sur Internet, la cuisine est devenue un de nos seuls espaces de liberté, d’exploration, d’expérimentation autant qu’une manière de structurer ses journées, de casser la routine.
Le coronavirus nous permettrait-il de redécouvrir l’importance du repas pris ensemble ?
Joint par téléphone, le sociologue de l’alimentation Claude Fischler en doute. « Il y a des gens qui prennent soin de ne pas manger ensemble pour ne pas risquer de se contaminer au sein d’une même famille. Les médecins, par exemple, se tiennent à distance de leurs proches. Côté convivialité, pour ceux qui sont seuls, on a des apéro ou des déjeuners virtuels, ce qui ressemble au mouvement coréen. Au fond, la véritable question c’est : la commensalité de nécessité existe-t-elle en période de crise ? »
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A 12h30, 54% des Français sont en train de manger
Et puis manger n’est pas cuisiner. Souvent, rappelle Claude Fischler, les femmes disent qu’elles “font à manger“ la semaine tandis que leurs maris “cuisinent“ le weekend. Sans compter la question des particularismes alimentaires : vont-ils être mis à mal par le confinement ? Est-ce le moment où le végétarien va renoncer à imposer son végétarisme ou le carnivore son steak du midi ? Au moins celui qui fait les courses a l’avantage de les faire selon ses propres critères.
Ce qui est intéressant, nous dit l’auteur de L’Homnivore, c’est plutôt d’observer la fonction « horloge sociale » du repas. « En prison, il est le seul moment collectif. On sait quelle heure il est en fonction du repas et inversement. On peut penser qu’avec le confinement, il retrouve sa fonction essentielle de grand synchronisateur de la société. » Déjà, en temps normal, à 12h30, 54% de la population française est en train de manger. Une statistique éclairante certes, mais que l’individualisation de l’alimentation que l’on connaît depuis un demi-siècle ne contredit-elle pas ? « Quand on est confiné, répond Claude Fischler, il y a une nécessité d’organisation collective. Le repas est la grande activité sociale autour de laquelle tout s’organise. C’est une communion où tout le monde se retrouve. »
Est-ce à dire que les Français vont mieux manger ? Il semble, pour l’instant, que ce soit la peur qui domine. « Si les fruits et légumes frais restent dans les rayons, cela va contre l’idée que les gens font de la bonne cuisine. Pour le moment, la sécurité l’emporte sur la qualité » constate encore Claude Fischler.
Reste la valeur éducative qui peut être utile en ces temps où l’on fait appel à la solidarité, car le repas implique le respect de l’autre : on ne se sert pas en premier, on ne se sert pas trois fois plus que les autres etc. « Le repas est un moment où se manifeste l’ordre social dans une collectivité : on distribue et on partage » conclut Claude Fischler.
Caroline Broué, avec Roxane Poulain
La recette de Jacky Durand : le navarin d’agneau
Quand revient le temps des légumes nouveaux (navets, carottes, petits pois, fèves, haricots verts), on songe avec délectation au navarin printanier qui embaume les cages d’escalier et fait saliver les voisins quand il mijote dans notre cuisine. Ce plat est aussi l’occasion de s’offrir un peu de fraîcheur dans l’assiette pour changer de la longue litanie des pâtes, riz, conserves. Car même en temps de coronavirus, les légumes continuent de pousser dans les champs des maraîchers et sur les étals des primeurs qui se démènent pour nous approvisionner. Chez vous, n’oubliez pas de laver soigneusement à l’eau et de sécher fruits et légumes avant de les conserver et de les utiliser.
Pour quatre mangeurs de navarin, il faut compter : 1 kilo d’épaule d’agneau coupée en morceaux (on peut prendre aussi du collier moins cher) ; une botte de navets, une autre de carottes, une autre d’oignons blancs grelots, 300 g de petits pois, 300 g de haricots verts et d’autres légumes selon vos goûts et la disponibilité : fèves, petites pommes de terre, pois gourmands, radis, deux tomates bien mûres (que l’on peut remplacer par du concentré de tomates), du bouillon de viande ou un verre de vin blanc, une cuillère à soupe de farine, une cuillère à café de sucre, beurre, huile, sel, poivre, une feuille de laurier, une branche de thym.
Dans une cocotte, faites dorer les morceaux d’agneau dans un mélange d’huile et de beurre, puis retirez-les et videz les deux tiers de la graisse. Remettez la viande et saupoudrez avec le sucre et la farine. Faites roussir deux minutes en remuant avec une cuillère en bois, mouillez avec le vin blanc et de l’eau, ou le bouillon de manière à recouvrir les morceaux d’épaule. Ajoutez les tomates coupées en morceaux, le thym et le laurier, salez et poivrez. Laissez mijoter 50 minutes.
Pendant ce temps et entre deux gorgées de chardonnay, poêlez au beurre carottes, navets et petits oignons. Puis ajoutez tous les légumes à la viande et laissez encore mijoter 25 minutes. Servez bien chaud.
Jacky Durand, de Libération
Pour aller plus loin
Claude Lévi-Strauss, Mythologiques 3. L’origine des manières de table, Plon, 1968
Claude Fischler, L’Homnivore (Odile Jacob) et Manger, mode d’emploi (Puf)
L’Imaginaire de la table, sous la dir. De Jean-Jacques Boutaud, L’Harmattan
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