Analyse La Chronique de Jean-Louis Rastoin

Vers une entreprise agricole du 4e type  : innovante, durable et équitable

19.02.19

Le salon international de l’agriculture ouvre ses portes à Paris dans quelques jours pour sa 56e édition. Cette manifestation est — rappelons-le — l’héritière du Concours général agricole créé en 1870 et des comices agricoles qui fascinaient Gustave Flaubert : « Et qu’aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ? Qui donc fournit à notre subsistance ? N’est-ce pas l’agriculteur ? ».

Le discours de M. le conseiller de la préfecture de Seine-Inférieure Lieuvain reste vrai aujourd’hui, malgré les promesses des cultures cellulaires. Cependant, le contexte a beaucoup changé. Lors de la parution de Madame Bovary en 1857, les ménages agricoles représentaient 20 millions de personnes, soit 53 % de la population française. En 1950, la France comptait 5,5 millions travailleurs dans l’agriculture, la pêche et la sylviculture (28 % de la population active totale) et, en 2017, à peine 750 000 (2,7 % de la population active totale). Le nombre d’exploitations agricoles est passé de 2,5 millions en 1950 à 437 000 en 2016 (divisé par 5,7). Cet exode rural massif s’est accompagné d’une réduction de la superficie agricole utilisée (SAU : 35 millions d’ha en 1950, 29 millions en 2017), moins rapide que celle du nombre d’exploitations, avec en conséquence une forte augmentation de la taille moyenne des fermes (66 ha en 2016 contre 14 ha en 1950) (chiffres Agreste, ministère de l’Agriculture).

Les 3 agricultures du monde : familiale, de firme et de subsistance

Les sociologues Bertrand Hervieu et François Purseigle ont établi une typologie des exploitations en 3 groupes : l’agriculture familiale (dans laquelle le travail et le capital sont d’origine essentiellement familiale et de dimension limitée) ; l’agriculture de firme (avec des domaines de très grande taille, plusieurs milliers d’ha, recourant à de capitaux importants en provenance des marchés financiers et à une gestion par sous-traitance à des entreprises spécialisées, comme on peut l’observer en Amérique du Sud et du Nord) ; et l’agriculture de subsistance (caractérisée par de petites surfaces et une grande pauvreté, prédominante dans les pays du Sud). En France, l’agriculture familiale reste très largement majoritaire. En 2016, la catégorie des « grandes exploitations » correspond à une moyenne de 111 ha (couvrant 73 % de la SAU totale), celle des « exploitations moyennes » à 50 ha (20 %) et celle des « petites exploitations » à 14 ha (7 %). Signe des temps, ce type d’agriculture évolue vers des statuts juridiques de sociétés (EARL, Gaec, SCEA, etc.) représentant 36 % des exploitations en 2016 contre 19 % en 2000.

L’agriculture de firme est encore peu présente, mais on note ces dernières années plusieurs projets relevant de cette approche, comme la ferme des mille vaches dans les Hauts-de-France ou les investissements fonciers réalisés par Hongyang, une société chinoise, en Indre (1 700 ha) et dans l’Allier (900 ha). L’agriculture de subsistance a pratiquement disparu du fait de la monétarisation de l’économie.

Les 3 interrogations de la prospective agricole : gouvernance, santé(s) et inégalités

La première question qui se pose en prospective agricole, partout dans le monde, est bien celle de la gouvernance des entreprises : le modèle familial sera-t-il résilient ou, à l’instar de ce qui est à l’œuvre dans de nombreux autres secteurs économiques, la financiarisation va-t-elle éroder puis faire disparaître ce modèle ? En effet, l’activité agricole est devenue hautement capitalistique du fait du coût des terres, bâtiments et équipements, et l’endettement des exploitations se situe à un niveau élevé. En France, la moyenne d’âge élevée des chefs d’exploitation (51 ans en 2016) soulève en outre le problème de leur relève et donc de la capacité d’investissement des repreneurs, dans un contexte de conflit d’usage des sols de plus en plus tendu du fait de l’urbanisation et de l’industrialisation de masse.

La seconde interrogation de la prospective agricole et alimentaire) est la nature du modèle technico-économique à privilégier alors que des contraintes croissantes sont perceptibles. Tout d’abord celle de la santé publique, avec la pandémie résultant de la malnutrition, aggravée par la présence de résidus chimiques à risques pathogènes dans les aliments (obésité, maladies cardio-vasculaires, cancers, diabète de type 2). La mauvaise qualité de certains de nos aliments et un mode de vie sédentaire en font la principale cause directe ou indirecte de mortalité dans l’ensemble des pays à haut revenu et émergents. En second lieu la santé de la nature soumise à des pollutions multiples et à un épuisement des ressources naturelles (terre, eau, phosphates, biodiversité). La troisième contrainte est le changement climatique, avec des effets sur les rendements agricoles, et dans certaines zones comme la région méditerranéenne, une menace de désertification. Enfin, d’un point de vue économique et social, on observe un partage inégal de la valeur créée dans les filières agroalimentaires en défaveur des agriculteurs et une stagnation de leurs revenus.

Un incontournable scénario alternatif fondé sur la qualité, l’innovation et les territoires

 Selon de nombreuses études scientifiques convergentes, il y a urgence à construire un scénario alternatif au modèle agroindustriel dominant aujourd’hui la planète et dont les externalités négatives sont établies. Il existe une boussole : les objectifs pour 2030 du développement durable définis par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2015, dont 10 sur 17 ont un lien avec l’alimentation. Le scénario alternatif est fondé sur la diversité et la qualité des produits, sur des technologies adaptées à l’écosphère, sur la proximité entre acteurs des filières et sur une gouvernance participative. Quelles en seraient les implications pour les exploitations agricoles qui resteront, pour longtemps encore, la source principale sinon unique de nos aliments ?

Diversité et qualité des produits agricoles vont résulter d’un changement de modèle technico-économique, en passant de l’intensification chimique et génétique et de la spécialisation productive à l’agroécologie. Cette technologie naissante formalisée à partir des années 1980 combine productions végétales, animales et forêts en s’appuyant sur la biodiversité pour lutter contre les prédateurs et les pathologies des plantes et des élevages. L’agroécologie implique un couvert maximum des sols et donc un désherbage qui fera appel à la robotique et au numérique (agriculture de précision, management de la parcelle à l’exploitation et à la micro-région par des dispositifs de capteurs et logiciels connectés à des tablettes).

La mise en œuvre complémentaire à l’agroécologie de la bioéconomie circulaire permettra d’élargir le portefeuille d’activités de l’exploitation agricole à des co-produits non alimentaires de substitution des dérivés du carbone fossile (pour l’industrie chimique, pharmaceutique, cosmétique, etc.), aux énergies renouvelables (agrocarburants, méthane, solaire et hydraulique), tout en éliminant et valorisant les déchets et en contribuant à la captation des gaz à effet de serre. Les fermes de Figeac ont mis en place une telle stratégie à partir de 1983. L’agroécologie facilitera la restauration et l’entretien des paysages, condition d’un développement de l’éco-tourisme qui générera une demande de produits de terroir et d’hébergements ruraux. Ainsi, les 3 secteurs économiques, primaire, secondaire et tertiaire contribueront à améliore et équilibrer dans le temps le revenu de l’exploitation.

La proximité constituera le second pilier de la future entreprise agricole. L’agroécologie réhabilitera l’écosystème. Elle peut prétendre à terme à une performance économique proche de l’itinéraire technique agroindustriel en étant pratiquée sur des espaces agroclimatiques adéquats. Des filières courtes à ancrage territorial rapprocheront matières premières agricoles, unités de transformation artisanales (dont certaines pourront être intégrées aux entreprises agricoles) et PME industrielles, avec un bénéfice de qualité pour les produits alimentaires. Enfin la proximité entre producteurs et consommateurs permettra une meilleure traçabilité et connaissance des produits, y compris au plan culturel, ce qui facilitera les exportations. Biovallée, dans la Drôme, est une illustration de cette articulation entre filières et territoires.

La gouvernance participative relève de l’économie sociale et solidaire. Elle est déjà très présente dans le système alimentaire français et européen avec les coopératives. L’évolution de la mission des entreprises, en chantier avec le projet de loi PACTE en France, annonce une prise en compte lente, mais progressive des objectifs environnementaux et sociaux dans les statuts et les stratégies des acteurs privés de l’économie. La gouvernance partenariale facilitera la mise en réseau et la mutualisation des ressources humaines, matérielles et financières indispensable pour améliorer la compétitivité économique des petites et moyennes structures. Le Gaec Ursule, créé en Vendée en 1983, exploitant aujourd’hui une ferme de polyculture-élevage bio de 260 ha avec 4 associés et 4 salariés en est une bonne illustration.

Atténuer les impacts négatifs et promouvoir les externalités positives

Le système alimentaire territorialisé qui fonde le scénario alternatif est porteur d’externalités positives pour le consommateur (qualité des produits), les territoires, notamment ruraux (économie, emploi et environnement) et les filières (positionnement stratégique sur des marchés porteurs grâce à une différenciation par des ressources spécifiques). Il annonce une mutation « disruptive » pour les exploitations agricoles, mutation qui en fera des entreprises agricoles du 4e type : ni strictement familiales, car regroupant des partenaires issus d’un capital social au sens de Pierre Bourdieu ; ni firmes, car non financiarisées et à taille humaine ; ni de subsistance, car intégrée à des marchés et à des réseaux solidaires. Cette mutation est conditionnée par une politique alimentaire et agricole audacieuse incluant un renversement des échelles de gouvernance et le passage d’une organisation administrative en silo à une task force horizontale dédiée à l’alimentation durable. Des signaux, encore faibles, vont dans ce sens : dans les territoires, avec des programmes alimentaires régionaux préfigurés par le « Pacte pour une alimentation durable en Occitanie », au niveau de l’État, avec une esquisse constituée par la loi Egalim, puis de l’Union européenne avec une PAAC (politique alimentaire et agricole commune) enfin mise en place à l’horizon 2027-2034. La route sera longue, mais avons-nous d’autres scénarios souhaitables et souhaités ?

Le système alimentaire pourrait ainsi constituer le domaine à privilégier pour amorcer les indispensables mutations dont dépend la qualité de notre avenir, comme le suggère le projet du philosophe Ernst Bloch (1885-1977) : « … faire du sol et de l’attachement à la terre des éléments contemporains, des fondements de la liberté et du besoin d’appartenance en même temps que des vecteurs de sensibilité et d’une conscience universaliste ».

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