Chronique La Chronique de Jean-Louis Rastoin

Pour dépasser les limites du système agro-industriel, une 5e transition alimentaire ?

18.01.19

Louis Malassis, fondateur, dans les années 1970, de l’école francophone d’économie agroalimentaire et d’Agropolis à Montpellier propose la définition suivante : « un système alimentaire est la façon dont les hommes s’organisent, dans l’espace et dans le temps, pour produire et consommer leur nourriture ». L’importance économique de ce système le situe, sauf rares exceptions, au premier plan, tant par le chiffre d’affaires réalisé que par le nombre d’entreprises et d’emplois, le commerce extérieur et la fiscalité, mais aussi par son impact sur la santé publique et l’écosphère.

Pour mieux comprendre la situation actuelle et envisager l’avenir, un recours à l’histoire est nécessaire. L’histoire de l’alimentation — qui se confond avec celle de l’humanité — est jalonnée par des transitions, marquant le passage d’un état à un autre des systèmes alimentaires, avec une accélération des changements tant technologiques et économiques que sociaux et culturels.

Nos cinq transitions alimentaires

La 1re transition s’est effectuée voilà 5 ou 600  000 ans lorsque les ancêtres de l’Homo Sapiens ont commencé à utiliser le feu pour préparer leurs repas. Passer du cru au cuit est une véritable révolution qui est celle de la cuisine (technique de transformation des produits de la cueillette et de la chasse et de conservation) et de la convivialité (le repas, moment social).

La seconde transition correspond à la domestication de certaines espèces animales et végétales, il y a environ 12  000 ans en Mésopotamie et probablement un peu plus tard en Chine et en Amérique centrale. L’invention de l’agriculture a permis de maitriser en partie l’approvisionnement de groupes humains. Elle a aussi amorcé la sédentarisation et donc l’urbanisation et simultanément la notion de propriété foncière avec en germe des conflits pour le contrôle de la terre et de lutte pour la maitrise des territoires, source de pouvoir politique et économique.

La troisième transition correspond à l’essor des grandes cités dans plusieurs régions du monde, par exemple Babylone au Proche-Orient, il y a 5  000 ans. Elle marque le début d’une division du travail entre agriculteurs et nouveaux métiers de la transformation et du commerce alimentaires. Les trois figures centrales de l’économie sont alors l’agriculteur, l’artisan et le marchand, organisés en corporations.

La quatrième transition est celle de l’industrialisation de l’ensemble du système alimentaire (production, transformation et distribution des aliments) que l’on peut dater du milieu du XIXe siècle avec l’utilisation de semences sélectionnées, d’intrants chimiques et la mécanisation de l’agriculture, la transformation des aliments par des procédés physiques ou chimiques, l’apparition des grandes surfaces commerciales et du libre-service et de la logistique, du fast food, etc. Cette étape agro-industrielle, dans un contexte d’urbanisation exponentielle, se caractérise par un allongement important des filières agroalimentaires et par une réduction du temps consacré à la préparation et à la prise des repas.

La 5e transition, que l’on peut dater de la fin du XXe siècle (Sommet de la Terre de Rio de Janeiro, 1992), est marquée par une demande, exprimée par un nombre croissant de consommateurs et de citoyens, de qualité élargie de notre alimentation : à la fois sanitaire, organoleptique, nutritionnelle, environnementale, sociale et culturelle.

On note ainsi une extraordinaire accélération du rythme des transitions en passant d’une échelle de temps mesurée en milliers d’années à quelques décennies, puisque l’on vit à présent la 5e transition alimentaire, moins d’un siècle et demi après le début de la 4e.

Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains.

Georges Orwell

L’agro-industrie ou le triomphe de la marchandisation

Le système agro-industriel est spécialisé, concentré, financiarisé et globalisé. Fondé sur la trilogie « science, technologie et marché », il a permis d’absorber le choc démographique du XXème siècle (quadruplement de la population), grâce à une forte hausse de la productivité du travail, de la terre et du capital industriel, infirmant les prophéties de Thomas Malthus et plus récemment de Paul R. Ehrlich. Le système agro-industriel a accompagné l’urbanisation avec les changements de mode de vie en baissant significativement le prix des aliments, en améliorant leur qualité microbiologique (sureté alimentaire) et leur praticité (diminution du temps de préparation), tout en facilitant leur accessibilité physique et économique.

La plupart des entreprises du modèle agroindustriel, du fait de marchés très concurrentiels, se sont engagées dans une stratégie de compétitivité par les effets d’envergure pour bénéficier d’économies d’échelle et de l’abaissement des coûts variables. Par exemple, dans l’industrie agroalimentaire, les 3 piliers de cette compétitivité sont l’assemblage, l’habillage et le gaspillage. Dans des usines spécialisées, on pratique le cracking des matières premières agricoles, puis l’assemblage des éléments pour constituer des aliments en incorporant de multiples ingrédients afin de les conserver et les rendre appétents (aromes, colorants, texturants, etc.). On assiste à un processus d’artificialisation poussée des aliments (produits ultra-transformés), avec une modification de la formulation des produits en fonction du prix de leurs composants. Ceci explique la forte résistance des syndicats professionnels à une évolution de la réglementation vers plus de transparence sur la nature et l’origine des composants et sur leurs risques pour la santé, d’où l’opposition à l’étiquetage nutritionnel Nutriscore en France.

Analphabétisme alimentaire

L’habillage des produits est le résultat d’une action marketing de plus en plus lourde, s’appuyant sur les emballages et la publicité qui permettent de débanaliser et de segmenter des produits de masse, puis de construire une symbolique de « persuasion clandestine » des acheteurs. Et ceci, d’autant plus facilement que l’opacité informationnelle et l’analphabétisme alimentaire règnent. Le gaspillage, qui gonfle les chiffres d’affaires, résulte du modèle de consommation individualiste, impulsif et déstructuré qui fait que l’aliment est considéré comme un bien essentiellement marchand.

Finalement, le système agroindustriel, en phase pendant quelques décennies avec un contexte de pénurie, se voit déstabilisé par une crise polysémique à laquelle il contribue. En effet, il génère de lourdes externalités négatives au triple plan de la santé publique, de l’équité sociale et de l’environnement : explosion des maladies d’origine alimentaire et des zoonoses virales, délocalisations des productions, destruction d’emplois, partage inéquitable de la valeur dans les filières, épuisement des ressources naturelles et pollution de grande ampleur, réduction de la biodiversité, affaiblissement de l’éthique managériale. De ce fait, il amplifie les inégalités entre les régions, entre les pays et entre les ménages en générant d’énormes coûts cachés. Face à ces menaces, de très nombreuses initiatives pour une alimentation durable et responsable sont à l’œuvre depuis une vingtaine d’années dans le monde entier. Elles incitent à un optimisme vigilant, car elles constituent le socle sur lequel les systèmes alimentaires du futur se construiront. Écoutons Georges Orwell « « Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains. ».

Pour aller plus loin : Systèmes alimentaires / Food Systems
2018, n° 3 
Voir dans « Sommaire », « Éditorial », pages 17-27

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