Analyse Filières

Le Centre-Bretagne s’offre à Synutra, géant du lait chinois

198 millions d’euros d’investissement. 700 producteurs bretons dans la boucle. La Chine a un besoin criant de lait. La filière française est exsangue. L’équation paraît donc la bonne. Mais derrière cette aubaine économique, les producteurs devront se faire une place. Au risque, encore une fois, de devenir la variable d’ajustement d’un système agricole à bout de souffle.

A quelques mètres de l’emplacement des Vieilles Charrues, une usine n’en finit pas de pousser. Au sud-est de Carhaix, près de la nationale 164, cinq drapeaux flottent devant de grands bâtiments gris et rouges. On y reconnaît les couleurs de l’Union européenne, de la France, de la Bretagne, de la Chine. Et celles, moins connues, de Synutra, nouveau maître de zone industrielle de Kergorvo. Synutra à Carhaix, c’est un immense complexe laitier avec deux tours de séchage et trois usines. La première, opérationnelle depuis le 28 septembre dernier, concerne la poudre de lait infantile. La seconde, usine de déminéralisation de lactosérum, plus connu sous le nom de « poudre de lait », sort actuellement de terre.

Dans cette région désindustrialisée du Centre-Bretagne, le tapis rouge a été déployé aux Chinois. Surtout à Zhang Liang, le PDG de Synutra International. Dès 2012, un accord est signé entre la coopérative laitière Sodiaal et la société holding Synutra International. Une filiale française est même créée : la SAS Synutra France International. Selon cet accord, au moins 700 producteurs bretons devraient voir leur production vendue au géant chinois. Soit 288 millions de litres de lait à l’année, fournis par Sodiaal, ensuite transformés en 90 000 tonnes de poudre infantile, destinées au marché chinois.

Des ambitions à la hauteur d’un investissement de 198 millions qui devrait permettre d’envisager d’autres projets agricoles sur la région. « La Chine a un besoin important en alimentation », explique le maire de Carhaix, Christian Troadec. « En Chine, confirme le PDG chinois, nous avons assez de terres pour les céréales, mais si vous voulez faire de l’élevage, il en faut encore plus. » Surtout, la Chine connaît un incroyable développement économique. De nouveaux modes de vie apparaissent semblables aux standards occidentaux. Les femmes s’émancipent. Plus nombreuses à travailler, plus riches, plus indépendantes, elles allaitent moins. Transformant le marché du lait en véritable mine d’or pour l’Empire du milieu.

Zhang Liang a aussi choisi la France pour redorer le blason de Synutra. En 2008, son pays fait face à un important scandale dit du « lait frelaté ». Vingt-deux fabricants de poudre pour bébé, dont Synutra, ont distribué des produits contenant de la mélamine. Une substance toxique qui permettait de rendre le lait plus riche en protéines. Ce procédé industriel a provoqué la mort de quatre nourrissons et l’empoisonnement de 300 000 enfants, tous tombés malades après avoir ingurgité ces lots. Face à cette affaire, les normes sanitaires françaises sont les bienvenues pour apporter un gage de sécurité et de respectabilité à Synutra.

Le problème du prix fixé par les coopératives

A Carhaix, on s’extasie de l’arrivée des Chinois. Une promesse d’emplois et de développement économique qui, pour l’heure, reste flou. Selon les chiffres relevés par les journaux locaux, l’usine fonctionne avec 200 salariés et passera à 240, à l’horizon 2017. Pour atteindre les 280 à terme. « C’est encore incertain, précise Christian Troadec. Sur la totalité des sites, Synutra annonce 700 emplois. Pour nous, c’est une bouffée d’oxygène, dans un secteur qui avait déjà perdu pas mal d’emplois. »

Victimes à répétition de la crise agricole européenne, les producteurs laitiers voient leurs revenus fluctuer au grès d’une surproduction dont les prix varient dangereusement depuis la fin des quotas mis en place en 2015. Dans ce contexte, l’arrivée de Synutra est vécue comme une aubaine, l’ouverture vers le marché chinois. Un argument sur lequel tique pourtant Jules Hermelin. Doctorant en sciences humaines et sociales, il travaille sur les impacts quotidiens qu’engendre la production du lait dans une filière libéralisée. « Tout ce discours de la surproduction mondiale qui impacte les laiteries… On n’a aucun moyen de le vérifier. Ce sont des spéculations, des discours. Il n’y a pas d’informations vérifiables. »

Le vrai problème, selon le chercheur, c’est bien le prix du lait fixé par les coopératives laitières. Historiquement, ces dernières étaient gérées par les paysans eux-mêmes. Mais elles ont pris de l’ampleur, les centres de décisions se sont éloignés des agriculteurs. Jusqu’à ce que des cadres soient employés, créant un immense fossé, éloignant les producteurs. Dans le système actuel, ils ne sont pas rémunérés à la hauteur de leur travail. Actuellement, Sodiaal achète le lait 280 euros les mille litres. Ce tarif correspond au prix A du lait, payé selon les grilles établies par les accords interprofessionnels. Préparant l’après-quota en avril 2011, Sodiaal a mis en place un système de double volume A et B avec des prix différenciés, à 190 euros les mille litres pour le tarif B. Ce qui correspond à la cotation en beurre et poudre. « Une véritable relation d’assujettissement entre les producteurs laitiers et les industriels », résume Jules Hermelin.

Alors même que Synutra fait son entrée dans ce jeu déjà opaque, les producteurs parlent étonnamment peu des éventuelles conséquences de l’arrivée du géant chinois dans leur existence. Les conversations dérivent toujours vers la laiterie. « On y revient car Sodiaal est notre seul interlocuteur ! » énonce Bruno Le Jeune, autre producteur laitier du Centre-Bretagne. « Sodiaal est une coopérative. Or, une coopérative, aujourd’hui, c’est une coquille vide. Ils achètent du lait à des producteurs et ils revendent à des industriels, ils n’ont presque plus d’outils de transformation. Donc pour nous, Synutra, c’est comme n’importe quel industriel, c’est une toute petite partie de notre production qui va chez eux. » Pour Vincent Pennober, porte-parole de la Confédération paysanne du Finistère, « c’est un groupe financier et pas un groupe agroalimentaire. Synutra, c’est symbolique. On ne se bat pas contre eux spécialement, mais contre l’ensemble de la production laitière, qui fait perdurer ce système. »

« Je viens en Europe pour gagner de l’argent »

« Synutra s’est implanté là en sachant que les quotas allaient disparaître, complète Bruno Le Jeune. Au niveau français et européen, très peu de lait part à l’extérieur de nos frontières. Ils se sont donc dit : « C’est une aubaine on va venir s’installer là, il y aura du lait ». » Une stratégie qu’officialise le PDG de Synutra International par voie de presse. En octobre 2015, Zhang Liang déclare ainsi dans une interview au journal Ouest-France qu’il venait en Bretagne pour se faire de l’argent. Ce qui est moins clair, en revanche, c’est le prix auquel Synutra achète son lait. Sollicité à plusieurs reprises sur cette quesion, le service presse de Synutra France est resté silencieux. Peut-être parce qu’en fouillant bien, on trouve des documents disponibles sur le site de l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers, Securities and exchange commission, comme le contrat liant Sodiaal à Synutra, qui montrent que le prix du lait y a été effacé. « Cela tient du secret », confirme Bruno Le Jeune. Même si aux assemblées générales de Sodiaal, il a été expliqué aux producteurs présents que la coopérative vendrait leur lait au prix A, auquel Sodiaal indexerait vingt euros. Il n’y aurait donc aucun impact direct pour Bruno Le Jeune et ses collègues.

Sauf peut-être un. Et de taille, si ce dernier venait à être exécuté. Dans son contrat la liant à la Sodiaal, Synutra se réserve le droit de quitter Carhaix bien avant l’échéance des dix ans fixée par les deux signataires. En clair, peut-on lire page 11 de ce contrat, « cet accord s’écoule sur un long terme. Cependant, les conditions d’équilibre économique existant à ce jour peuvent influer sur la durée de l’accord. Par exemple : en raison d’un changement dans la Politique agricole commune qui causerait un écart de compétitivité entre les prix du lait en poudre et le marché mondial. » Ou, est-il encore stipulé dans le contrat, en raison « de changements dans les règlements ou dans le prix du lait ».
Des règles du jeu sur lesquelles ne communique pas Zang Lhiang. Et pour cause. Le rapport annuel 2016 de Synutra International indique, en anglais dans le texte, que le groupe n’est pas certain de « sécuriser le financement du projet » en raison de problèmes de trésorerie. En conséquence, il est indiqué dans ce rapport que « ne pas le faire peut nous amener à retarder ou à abandonner le projet français, ce qui peut conduire à la détérioration de nos relations avec Eurosérum et Sodiaal ».

Avec l’inauguration de la première unité de transformation de lait, le 28 septembre dernier, les signes donnés contredisent, pour l’heure, cette alarme qui pourrait en faire désenchanter plus d’un. D’autant que Synutra n’a pas grand intérêt à abandonner le projet français. Avec une enveloppe globale de 198 millions d’euros, l’investissement sur le site de Kergovo est bien trop colossal pour y renoncer dans les prochaines années.

Dans un contexte de crise agricole européenne et, surtout, de boom du marché du lait en Chine, Synutra aurait même tout intérêt à maintenir son implantation en France. Un calcul qui pourrait tout de même se retourner contre les producteurs laitiers et, plus généralement, contre l’économie du Centre-Bretagne. Car, « si Synutra se met à payer le lait un peu plus cher, c’est Sodiaal qui pourrait décider de délaisser les marchés français et européens », prévient Bruno Le Jeune. Selon l’agriculteur, une dépendance se créerait alors envers le marché chinois. « Avec ce grand danger que le cours mondial de la poudre de lait s’effondre. Si cela arrive, on ne sera plus sur le marché intérieur, car il sera fourni par d’autres pays. » 

Cette enquête a été réalisée par deux étudiantes en Licence professionnelle à l’IUT de journalisme de Lannion. Encadré par notre journaliste Pierre-Yves Bulteau, ce travail a également donné lieu à la réalisation de trois émissions de radio diffusées sur RCF Finistère. A retrouver ici et 

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