Analyse Un oeil sur le monde
Derrière le discours, la réalité alimentaire de la Norvège
Virginie Amilien est professeur à l’Institut national de recherche sur la consommation en Norvège. Cette française, installée à Oslo depuis plus de trente ans, décrypte avec finesse et humour le décalage entre l’image renvoyée par la Norvège à travers le monde et la réalité de son alimentation. Elle a ouvert les discussions du colloque international à Strasbourg consacré à l’alimentation dans les familles contemporaines.
Vous dites que jusque dans les années 90-2000, les norvégiens ne mangeaient, sommairement, que pour se nourrir. C’est vraiment en contradiction avec tout le battage qui est fait sur la qualité de la cuisine et des chefs nordiques et norvégiens ces dix dernières années. Comment l’expliquez-vous ?
D’abord, je fais de manière systématique une différence entre le discours public et les pratiques. Dans le discours officiel, oui, ça a beaucoup changé. On parle désormais de gastronomie, nos chefs sont au top, on a des étoiles au Michelin… Avec un soutien, peu courant je pense, du ministère de l’Agriculture et de l’alimentation, on a donc établi une sorte de vision idéalisée de la Norvège qui est un pays où les produits sont très purs, où l’on mange très bien et où il y a du plaisir à manger. Mais quand on parle avec les informateurs en tant que chercheur, on a beaucoup de mal à retrouver ces notions-là. Ça existe bien sûr, mais beaucoup ne le mettront pas en valeur. J’ai toujours pensé que ça venait d’une part d’une religion luthérienne assez stricte qui a irrigué le pays. On n’a pas le droit d’éprouver du plaisir. Ensuite, c’était un pays très pauvre. Jusqu’en 1970, jusque dans les années 1920, 1930, il y avait même de gros problèmes de malnutrition. Donc la nourriture était littéralement quelque chose qui permettait de survivre. Il y a également peu d’outils techniques, de ce fait, pour travailler l’alimentation. Le pain levé par exemple est arrivé très tard en Norvège, tout simplement parce que les gens n’avaient pas de four. Un peu comme dans les campagnes françaises en 1750, 1800. Sauf que nous, c’était au début du 20e siècle !
C’est lié aussi à la difficulté d’approvisionnement local, du climat ?
Tout à fait. C’est un pays qui a des côtes très longues, et avec au milieu des montagnes et peu de communication pendant longtemps entre les deux. Les cultures étaient très diversifiées, avec des gens qui ne mangeaient que du poisson, ceux des montagnes qui ne consommaient que de la viande et du lait… A Oslo, à partir de 1750, une moyenne bourgeoisie se crée et elle va cotoyer les aristocrates danois. Et ceux-là étaient férus de gastronomie française, on le voit dans le festin de Babette avec cette évocation de la soupe de tortue, des soles meunières etc… Mais c’est une partie infime de la population ! Jusqu’à 1920, les gens mangeaient de la bouillie, ensuite du pain avec du « syrup », une sorte de sirop de sucre liquide, avec du café et c’est tout. Le dimanche, une soupe à la viande, en fait un bouillon avec un os, dite la « soupe de clou ». C’est donc une société sans aristocratie, très égalitaire, sans tout ce qui a fait en France par exemple la « grandeur » de la gastronomie. Il n’y a pas, en conséquence, cette façon de penser l’alimentation par le plaisir, intellectualisée. Par contre, depuis 1970, nous avons des moyens avec la découverte du pétrole. On aurait pu croire que les choses évolueraient plus rapidement, mais il faut encore du temps.
Donc malgré une volonté politique et des moyens, la population n’est pas vraiment concernée par ce mouvement ?
C’est même presque déphasé. Quand on interroge les gens, sur les produits de terroir par exemple, il y a une grande ignorance. Personne ne sait ce qu’est une appellation, au ministère non plus d’ailleurs. Il y a une vraie volonté, mais c’est dur d’adapter le cadre théorique européen au cas norvégien. Cela fait 20 ans que le gouvernement met beaucoup d’argent là-dessus pour développer ça mais ça prend pas vraiment, ou alors surtout à Oslo. Par exemple, un professeur de français a enfin traduit Brillat-Savarin en norvégien, des ouvrages d’intellectuels de divers horizons paraissent… Il y a une « intellectualisation » de l’alimentation. En ville, il y a un mouvement léger, surtout des hommes passionnés d’alimentation, qui font des recettes complètement folles, se sont équipés techniquement, très cher. Mais c’est loin d’être représentatif.
Quel est le but du gouvernement dans cet investissement ? Devenir un grand pays européen sur le plan de l’alimentation pour rayonner davantage culturellement ?
A l’origine, en 1992, les politiciens pensaient qu’on allait rentrer dans l’Union européenne. Finalement, nous ne sommes pas européens au sens strict mais nous avons adopté un grand nombre de règles communes. Et nous avons donc du par exemple modifier notre politique agricole. Qui jusque là était dans la standardisation totale, avec un monopole laitier, un monopole sur la viande, sur les légumes, sur tout ! Encore une fois, nous étions très pauvres. Et la Norvège a toujours été un pays très égalitaire avec une obsession : que tout le monde puisse avoir à manger. Ils ont donc développé un type de vache et c’est tout ! Et c’est pareil avec la pomme de terre ! Et puis arrive le pétrole, et l’Union européenne. Nous avons quitté une politique de quantité et de standardisation pour une politique de qualité, comme en Europe du sud. Mais encore faut-il s’entendre sur le mot qualité : en Europe du nord, c’est synonyme d’hygiène, de technique, d’homogénéité… En europe du sud, on entend le terroir, la spontanéité, le goût…
L’autre spécificité, ce sont ces quatre repas quand nous sommes nombreux en Europe à n’en avoir que trois. Sachant que sur ces quatre repas, trois sont quasi-identiques, à base de tartines…
On revient à cette question du début : on mange pour se nourrir, peut importe si on mange la même chose. Quand je suis arrivée en Norvège, je mangeais avec les collègues de mon mari. Son chef mangeait tous les midis le même matpakke [paquet du repas, un peu comme une lunch box, ndlr], toujours fait de la même manière. Il ouvrait sa feuille de papier, y trouvait une tranche de pain noir avec du salami, une tranche de pain noir avec une sorte d’emmental jaune, et une dernière avec du fromage brun, qui est sucré. Tous les jours, et sans doute toute sa vie. Avec un thé sans sucre. Et pourtant chez lui, on a mangé des choses merveilleuses, avec des plats très traditionnels. Mais tout les jours, il mangeait la même chose, trois fois par jour… Il y a, comme vous le voyez, une grosse différence entre le contexte du quotidien et celui de la fête.
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