Culture food Art contemporain

Ymane Fakhir, le geste au féminin

27.11.14

Ymane Fakhir explore la question de l’alimentation au travers de gestes, d’objets ou d’histoires familiales combinés à une certaine fascination pour la femme : celle qui cuisine, qui nourrit, qui transmet, qui conserve. Epuré jusqu’à l’essentiel, son travail croise procédés documentaires, incursions fictionnelles et histoires personnelles. Il s’inscrit dans un territoire extensible qui tente des passerelles entre la France et l’aire méditerranéenne.

Le geste alimentaire
Marseillaise d’origine marocaine, Ymane Fakhir en est venue à traiter l’alimentation par l’intuition qu’elle devait explorer un certain nombre de moments forts de son enfance et par fascination pour le quotidien des femmes. Ainsi, on trouve des références à l’alimentation au travers du récit d’un mariage marocain, d’éléments de pièces montées épurées de leurs artifices, de gestes rituels et d’histoires personnelles.

Ses diverses tentatives trouvent leur aboutissement en se dépouillant de toute parole, pour s’en tenir à des gestes simples, gorgés de sens avec Blé, Pain de sucre, Cheveux d’ange et Graines (Handmade 2011-2012), des vidéos où elle filme en plan séquence, comme elle les aurait photographiées, les mains d’une femme dans ses activités quotidiennes. Elle y passe en revue ces gestes répétitifs qui consistent à transformer une matière première en nourriture.

Plusieurs écritures s’y croisent – chorégraphique, culturelle et symbolique -, telles trois dimensions incontournables pour saisir la densité de l’espace dans lequel se déroule l’action. « Je suis fascinée par le travail que faisaient les femmes au quotidien et qui pour moi participe à une forme d’économie domestique, un travail de long labeur qui n’a pas de reconnaissance sociale et relègue la femme à des tâches ménagères. Ce sont des gestes que faisait ma grand-mère. C’est aussi une transmission qui s’arrête avec les nouvelles générations. » dit-elle de ce travail.

De ces mains de femme émergent des formes et des sons constitutifs de répertoires familiers, et il y a une sorte de magie à les voir se réaliser. Leur agilité, leur rapidité, leur exigence et leur détermination dans l’exécution, nous font assister en temps réel à un acte de création ancré dans le quotidien le plus trivial et pourtant emprunt de magie : quand la farine devient pâte, quand le roc blanc devient sucre en poudre, quand la rencontre de deux mains fait naître de minuscules cheveux d’ange.

La sphère intime
Quand elle apprend qu’elle participera à l’exposition Food, Ymane Fakhir décide de s’éloigner de son travail sur le geste et de partir sur de nouvelles orientations « en questionnant le rituel de la nourriture au sein de la sphère intime». Elle construit alors son récit autour de six photographies représentant un rituel, une coutume ou une tradition qui la ramène à son enfance. Elle nous confie que chacune de ces photographies a une histoire et qu’elle «devait d’ailleurs être accompagnée d’une présentation » dans l’exposition. Ce qui n’a pas pu se faire.

Elle nous confie donc les histoires de chacune de ces photographies.

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« J’ai toujours vu ma grand-mère avec une clé autour de la taille. La gestion de sa réserve était celle d’une experte en comptabilité. Elle y entreposait son alimentation annuelle : la semoule roulée qu’elle avait pré-cuite, les olives et les citrons confis, la viande séchée et conservée dans le gras, la farine de blé soigneusement tamisée ou encore les vermicelles cheveux d’anges roulées à la main. Il y avait des piments séchés qui n’étaient pas seulement destinés à être mangés mais servaient aussi à nous frotter les lèvres si on avait osé dire un mensonge.  Quant au piment doux il pouvait aussi avoir comme vertu d’arrêter les saignements de petites plaies. Dès qu’on entendait la clé de ma grand-mère, on se précipitait derrière elle, on la poussait pour entrevoir les trésors du monde-placard mais on n’y parvenait jamais. Elle seule régnait sur le garde-manger. Et puis un jour, j’ignore pourquoi, nous avons pu accéder au placard sans clé et j’avais même oublié qu’il fut un temps où une clé était nécessaire. »

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« Dans un grand plat, ma mère nous sert à manger. Dans un petit plat elle sert une autre portion qu’elle va poser sur un plateau. Elle couvre le tout avec son torchon de cuisine. Bientôt on offrira le plateau à l’ami de passage, au balayeur ou à l’éboueur du quartier. Et si vraiment personne ne presse le bouton de la sonnette, on resservira ce plat pour le dîner du soir. »

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« Quand on achète le pain, on en achète aussi pour celui qui tend la main. Et s’il n’y a pas d’obligation les autres jours de la semaine, le vendredi est le jour où l’on ne peut pas acheter son pain sans ignorer ces corps en attente. Donner à manger pour ne pas être mangé. Donner à manger pour se faire pardonner, donner à manger pour laver ses pécher, donner à manger pour partager, donner à manger pour ne pas mourir de faim. »

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« Mesure de partage : 4 membres dans la famille, 4 parts de blé dans le doseur de métal.  La veille de la petite fête, nous remplissions le sac qu’on allait pouvoir remettre le soir même ou le lendemain matin avant le petit déjeuner à celui qui en aurait le plus besoin. Le blé passait de main en main, de famille en famille. On savait que quelqu’un l’avait reçu mais on ne savait pas forcément qui. »

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« Voyez-vous ce que je vois ? Je vois la barbe à papa que j’achetais en sortant de l’école. Ce nuage rose flottant, perché sur son bâton, animait les sorties de l’école. J’avais des nuages entre les dents, fondant, doux et sucré. 
Je vois quand maman soulevait le couvercle de sa grande marmite et qu’on penchait nos visages pour humer la vapeur safranée. 
Je vois du Raibi Jamila, le fameux yaourt à boire d’un rose surprenant. On perçait le dessous du pot pour le siroter et on le replaçait au frais pour faire croire qu’il n’avait pas été bu.  
Je vois les milles saveurs du meilleur repas que je n’ai jamais gouté. Il avait été préparé pour le décès de ma tante. 
On dit que, mais vous n’êtes pas obligé de le croire, qu’en vous penchant sur cette assiette remplie d’huile, votre visage deviendra blanc comme neige. »

Ymane Fakhir parle bien de son travail, de façon construite, méticuleuse, documentée et même de façon colorée ou imagée. On peut être ainsi surpris par un certain minimalisme contradictoire. Elle choisit un protocole photographique neutre, avec un fond blanc. « Pour s’éloigner un peu de la sphère intime et proposer une lecture universelle », nous dit-elle. Pour mieux nous laisser rêver, peut-être.

Retrouvez tout le travail d’Ymane Fakhir sur Documents d’artistes.

 

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