Chronique Scène

Souris chaos

16.10.15

Ni vraiment une conférence gesticulée, ni du théâtre-forum, les Binômes que propose, depuis maintenant six ans, la compagnie Les sens des mots sont une forme artistique des plus détonantes. La rencontre entre un scientifique et un auteur qui donne naissance à un texte lu à trois voix sur scène. Parmi les 25 Binômes existants : Souris chaos. Une satire féroce de la société de consommation vue par le prisme de l’obésité.

L’ennui a parfois du bon. Comme le plomb en or, il transforme souvent la frustration en création. Il y a pourtant bien longtemps que Thibault Rossigneux ne fréquente plus les lieux de culte de sa jeunesse. Cette messe dominicale où il s’ennuyait ferme. Cette célébration devenue lieu propice à la réflexion et donc à la création. C’était en 2009. Acteur de cinéma et de théâtre boulimique, Thibault Rossigneux consume les téléfilms et brûle les planches comme d’autres s’offrent des shoots d’adrénaline sur des circuits de compétition.

Acteur, metteur en scène, réalisateur de documentaires… Tout va très bien pour lui, merci. Pourtant, en cette année 2009, Thibault s’ennuie. Tourne en rond. Avec poule, chat et chien dans sa belle maison. « Quelle que soit la crise que l’on traverse, c’est pendant ces périodes que l’on se doit d’être inventif », dit-il, impeccablement lové dans l’empreinte de son canapé. « Littéraire par la force des choses », Thibault Rossigneux se replonge dans ses années lycée. « Cette période de la vie où j’ai croisé la Science sans jamais vraiment trop savoir comment l’appréhender. »

Des Instituts de recherche au Festival d’Avignon
Ni par esprit de revanche, et surtout pas par envie de vulgarisation, le directeur artistique de la compagnie Les sens des mots gamberge. Jusqu’à ce que lui vienne cette idée : « Faire se rencontrer le savant et le poète », selon cette terminologie trouvée a posteriori par Jean-Michel Ribes, le directeur du théâtre du Rond-Point chez qui seront lues ces pièces si particulières. Un binôme improbable, dans les parcours cloisonnés qu’offre bien souvent l’existence, qui donne naissance à Binôme. Reste à Thibault à lancer les démarches d’approche. La première structure à se montrer intéressée par le projet n’est autre qu’Universcience, institut né de la combinaison entre la Cité des sciences et de l’industrie et le Palais de la découverte.

Comme un symbole, cette fusion s’opère en 2010, l’année même de lancement du premier Binôme. « Avec le recul, explique aujourd’hui le dramaturge, je ne peux dire qu’une chose : je voulais vraiment provoquer un choc des rencontres. » [lire l’entretien ci-dessous] De la parole scientifique au propos artistique, le protocole de départ reste aujourd’hui le même. Soit, mettre face-à-face un chercheur et un auteur qui ne se sont jamais vus. Les faire échanger pendant cinquante minutes sur les travaux du premier. Filmer la rencontre puis les séparer. Laisser un mois et demi d’écriture au second. Faire lire le texte au premier. Recueillir ses impressions. Un processus créatif dont l’objectif est de faire émerger un texte original d’une demi-heure qui sera ensuite lu à trois voix au Festival d’Avignon.

« Vous avez fait fumer du cannabis à des souris ? »
Depuis maintenant six ans que ces Binômes existent, l’alchimie fonctionne d’autant mieux qu’elle tient beaucoup du hasard. « Les rencontres entre le savant et le poète sont simplement provoquées par les disponibilités de leur planning respectif », détaille Thibault Rossigneux. Et voilà comment Daniela Cota et Frédéric Sonntag se sont par exemple retrouvés à l’Inserm de Bordeaux. La première est chercheure en physiopathologie de l’obésité. Le deuxième, auteur et metteur en scène.

Calepin soigneusement posé sur une table du labo de cet Institut national de la santé et de la recherche médicale, stylo en main, Frédéric sonde Daniela. L’approche s’opère. Les questions se précisent. Rapidement, l’auteur tique sur les explications concernant le système endocannabinoïde. « Dérivé du cannabis, ce système est impliqué dans la régulation de la balance énergétique et du métabolisme, lance, de son accent charmant, Daniela Cota à Frédéric Sonntag. En Allemagne, j’ai effectué mes premiers travaux sur ce système grâce à une expérimentation menée sur des souris à qui j’ai enlevé un gêne. On les appelle les Souris chaos. » « Quoi, vous avez fait fumer du cannabis à des souris et ça les a rendues KO ? » coupe le jeune auteur. « Non pas du tout, pas du tout… » répond, troublée, la scientifique.

« Je veux manger du bonheur, putain ! »
Derrière ce quiproquo, qui a donné ce nom si particulier à ce Binôme récemment joué au Pavillon de la France à l’Exposition universelle de Milan, on apprend plus sérieusement que les endocannabinoïdes, outre le fait d’avoir des effets sur le système nerveux central, stimulent l’appétit et augmentent la faim. Or, l’obésité est associée à une hyperactivité du système endocannabinoïde avec des taux élevés dans la circulation sanguine et dans le tissu adipeux viscéral. Longtemps considéré comme une simple accumulation de graisse, les travaux de Daniela Cota ont notamment permis de découvrir le rôle joué par ce tissu dans le dérèglement du système hormonal, inflammatoire ou immunitaire.

Problème de santé multifactoriel, l’obésité entraîne chez l’individu une cascade de maladies cardio-vasculaires, du diabète, de l’hypertension, la possible déclaration de cancers etc. « Toutes sortes de pathologies chroniques qui se traitent sur le long terme et qui coûtent très cher à la société, insiste Daniela Cota. Le coût de la santé représente déjà 8% du budget total de l’Union européenne. Et ces dépenses devraient continuer d’augmenter. » Une question sanitaire et sociale que Frédéric Sonntag a décidé de traiter sous la forme d’une féroce satire de la société de consommation.

Reprenant les codes de la téléréalité, Souris chaos met en scène cette sensation de vide existentiel qui se matérialise chez certains par l’envie toujours plus constante et irrépressible de manger. Coincé derrière une vitre, comme le sont la barre chocolatée ou la boisson sucrée qui attendent qu’on les délivre de leur distributeur automatique, le héros de Souris chaos a faim de bonheur et crie à celui qui lui demande pourquoi il mange tant : « Je n’ai pas faim, pas du tout même, mais je veux manger ce qui se cache derrière cette vitre. Je veux manger du plaisir, je veux manger du bonheur, putain ! »

A découvrir en vidéos ici en français au Festival d’Avignon

et là en anglais au festival Fringe d’Edimbourg

Photo : Ugo Mechri/lsdm

***

Trois questions à Thibault Rossigneux
« Binôme joue un rôle de défense du service public »

Thibault Rossigneux, faire se rencontrer le savant et le poète était un pari osé. D’autant qu’avec Binôme, il est question de la parole scientifique. Une parole rarement entendue par la société et que l’on juge souvent d’emblée obscure, compliquée…
Au départ, ces rencontres sont de véritables chocs. Les deux protagonistes ne se connaissent pas et doivent apprendre à faire un pas vers l’univers de l’autre. Pourtant, au fil du processus, cela se transforme rapidement en relation épistolaire. En échange de la transmission de sa parole, le scientifique reçoit un texte de l’artiste. Un texte qu’il lit avant que ce dernier ne soit joué sur scène par trois comédiens. La relation évolue entre eux, puis avec nous.

Pourquoi avoir choisi de faire de cette rencontre à deux, une lecture à trois voix ?
Je ne voulais surtout pas d’un monologue. Et puis, dans le théâtre comme dans la vie, le chiffre 3 est le chiffre du huis clos. Une personne peut se retrouver isolée face aux deux autres. Ou chacun peut décider d’évoluer pour lui-même. Etre trois dans un même endroit, pour prendre une décision, c’est ce qu’il y a de plus difficile. Etre trois sur scène permet également de casser la hiérarchie ultra-violente du théâtre où des comédiens doivent répondre aux exigences d’un metteur en scène. Dans ce projet, nous sommes à la fois tous comédiens et metteurs en scène. Le parti pris de la lecture permet donc de montrer qu’avant de vouloir réaliser des performances, nous sommes au service d’un propos. Nous sommes des passeurs.

Binôme, c’est aussi l’affirmation de l’importance du service public scientifique et artistique…
Binôme joue effectivement un rôle de défense du service public. L’art et la science sont aujourd’hui deux domaines sacrifiés « pour raison de crise ». Rassembler ces deux univers peut paraître comme un acte kamikaze. Binôme est avant tout un projet qui vise à réaffirmer qu’en périodes de crise, justement, la société a besoin de ces deux piliers indispensables qui jouent, chacun à leur manière, un rôle vital d’éducation.

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