Né en 1986 dans le sud du Piémont, ce mouvement « pour la sauvegarde et le droit au plaisir » a vu ratifier son manifeste trois ans plus tard à Paris. Basé sur cette devise d’une nourriture à la fois « bonne, propre et juste », Slow Food compte actuellement 100 000 membres répartis dans 150 pays. Hier pionnier, aujourd’hui à la traîne, l’Hexagone triomphe du classement du repas gastronomique des Français par l’Unesco au patrimoine immatériel de l’humanité mais peine à accepter d’autres discours gastronomiques sur ses terres. Une identité culinaire nationale schizophrénique, constituée aussi bien par la théâtralisation du restaurant et de ses chefs que par la réorganisation de la cuisine, pièce révélatrice du rapport qu’ont les Français avec l’alimentation. De quoi faire devenir chèvre une grande partie de la constellation Foodie qui peine à apporter au discours gastronomique français son versant critique et contestataire. Troisième et dernier volet de cette série sur ce « french paradox ».
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EPISODE 3 : Il faudrait oser dire que le roi est nu mais qui, dans le village de la gastronomie, est assez fou pour le faire ?
Conversation devant un buffet entre une française rêveuse rationnelle et un italien rigolo logorrhéique. Un dimanche ensoleillé au milieu d’abeilles dionysiennes qui prennent parti, poétiquement s’entend.
PB : Il nous manque quand même une étape essentielle dans cette balade hexagonale !
EM (en train d’étaler de la tapenade sur une tranche de pain) : Ton air sérieux m’inquiète.
PB : Je te propose juste une halte en campagne. Manger est un acte agricole comme dit ce poète paysan de Berry.
EM : Eh bien, parlons de cette tapenade alors. Tu sais ce que signifie tapeno dans la langue que parlent les vieux du Midi ?
PB : C’est drôle, tu dis langue… Mes grands-parents, ils disent qu’ils parlent patois…
EM : C’est l’occitan qu’ils parlent, même s’ils en ont honte comme d’une tenue pas adaptée à la situation. Tapeno en occitan, c’est la câpre. Donc on peut imaginer qu’il s’agissait d’une pâte de câpre plutôt que d’olive. Toutes les traditions étaient, dans leur jeunesse, des innovations : le cassoulet existait bien avant l’arrivée des haricots et on gavait oies et canards gras avant celle du maïs. La question n’est pas là.
PB : Parler de linguistique avec un italien qui cause français comme une vache napolitaine, intéressant… Donne-moi un peu de cette tapenade, et continuons sur ce chemin de traverse…
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La disparition des langues dans lesquelles s’exprimaient les savoirs ruraux a en effet été un terreau pour la mutation agricole amorcée après guerre. Le monde paysan perd la parole et, face à la « révolution verte », reste muet. Le changement de paradigme est soudain, et il faudrait avoir confiance en sa propre identité culturelle pour réécrire le nouveau à l’intérieur de la tradition et dans les divers contextes territoriaux. S’il y a une participation active des paysans au début de la « révolution verte », comme le raconte André Pochon, très vite on ne parle plus qu’une langue ministérielle et industrielle vulgarisée par les techniciens des chambres de l’agriculture et les vendeurs de produits phytosanitaires. Cette éviction entérine la capitulation d’une culture, qui désormais se voit comme inadéquate. Elle se replie sur elle-même, acceptant tout ce qui se présente sous les labels « progrès » et « technologie ».
Pas question, ici, de verser dans la nostalgie d’une Arcadie pastorale qui n’a d’ailleurs jamais existé. L’envie de révolution était justifiée ne serait-ce que par le besoin d’en finir avec les privations endurées pendant la guerre. Les techniques agricoles avaient besoin d’un nouveau souffle. Et s’il est probable que le tracteur flambant neuf a fait rêver tel le traîneau du Père Noël, les progrès techniques laissaient également entrevoir une émancipation sociale et l’affranchissement de la fatigue.
Un monde rural aphone
Sur le court terme, les résultats de la « révolution verte » sont indéniables. Mais ensuite la machine s’emballe. La culture paysanne qui aurait pu exercer une certaine fonction critique n’est plus en mesure de le faire, persuadée qu’elle est d’être obsolète. Que peuvent bien valoir tous ces savoirs issus de siècles de pratique et d’observation face à la sacro-sainte Science ? Aphone, le monde rural ne sait dire l’importance de la vitalité des sols, de la biodiversité et des polycultures. Il n’est plus en mesure d’opposer le sens des limites – vieil outil désormais à la casse – à la religion technocrate qui promet le paradis sur terre au son du mantra « toujours plus ».
Un système bancaire qui se dit solidaire les pousse à grossir telle la grenouille d’Esope à coup d’achat de terres, de construction d’énormes étables et d’acquisition de moissonneuses dont l’équipement a de quoi faire rougir la Rover Lunaire. Quelques-uns, les plus chanceux, deviennent de riches entrepreneurs, membres d’un syndicat agricole aux allures de club privé pour propriétaires terriens. Mais la majorité peine, prise en tenaille entre le remboursement des dettes contractées et les contrats que l’on pourrait qualifier de « travail à façon » avec la grande distribution. Ils assument seuls les conséquences des aléas climatiques et les fluctuations du marché dictées par le gang de Chicago.
Le Terroir, phare de l’agriculture
Les saisons, les cycles de la nature et les vocations territoriales s’effacent mais le Terroir, concept métaphysique et aristocrate, reste le phare de l’agriculture. Lui aussi s’est converti à la modernité : il a décroché un contrat à temps plein dans le Marketing. Sa nature abstraite lui permet de travailler pour une micro-parcelle, bénie par la géologie et le climat, ou bien d’étaler son manteau de magicien sur toute la production hexagonale, la mention « Origine France » rassurant le marché intérieur et exerçant toujours une certaine fascination à l’export. Les territoires, eux, disparaissent sauf bien sûr quand il y a un problème : la viande de cochon est française, mais les algues vertes sont bien bretonnes !
Les citadins que nous sommes aimons imaginer les paysans comme des santons de la crèche, pauvres et heureux, habillés d’un pull troué et conduisant une vieille estafette Citroën. Si par hasard ils gagnent bien leur vie, même avec des pratiques durables, ils sont en train de nous escroquer et de s’en mettre plein les poches. Les horaires de travail se justifient par leur vie au contact de la nature et la pénibilité de la tâche… eh bien après tout, elle leur évite de fréquenter une salle de fitness. Bizarrement, nous n’avons pas la même relation avec le succès économique et social d’un médecin ou d’un notaire, dont la richesse nous rassure sur leur professionnalisme.
La condition paysanne cristallise toutes nos frustrations sociales
La liaison entre monde paysan et citadin n’a jamais été simple. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir la liste des synonymes du mot paysan utilisés au cours de l’histoire. La différence est peut-être qu’aujourd’hui la condition paysanne semble cristalliser toutes nos frustrations sociétales : on lui reproche la pollution, les aides communautaires, le goût fade de la bouffe, les scandales alimentaires et des paysages qui, dessinés par les roues des tracteurs et les monocultures, ont perdu leur horizon.
Le productivisme agricole était un choix de société que l’on ne peut pas mettre seulement sur le dos du monde rural. Il faudrait oser dire que le roi est nu mais qui, dans le village de la gastronomie, est assez fou pour le faire ?
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Retour à la maison après une journée débutée avec une dégustation d’asperges et poursuivie au rythme de la batucada dans une joyeuse procession contre un Santo pas si saint que ça.
PB : Ecoute, nous nous sommes baladés par monts et par vaux, emportés par le vertige de la métaphore et les véroniques du raisonnement. Mais il faudrait bien atterrir quelque part maintenant : cette question qui fâche, le faible écho que Slow Food trouve en France, est toujours sans réponse.
EM : Ah oui, c’est vrai que c’était cette question qui a initié le périple… Mais on a quand même semé quelques miettes de réponse en chemin, non ? Tu parles d’écho, un phénomène acoustique qui se produit dans certaines conditions. Ce n’est ni la faute de Slow Food ni celle de la France si ces conditions ne sont pas réunies. Ailleurs, en Italie par exemple, c’était le désert ou presque ; le mot gastronomia ne désignait que l’épicerie-traiteur…
PB : Qu’est ce que tu veux dire par là ?
EM : La bouffe était restée une question familiale, très importante dans la sphère personnelle mais pas considérée comme sérieuse dans la sphère publique. Donc Slow Food et tous ceux qui s’y intéressaient de façon culturelle étaient considérés comme des rigolos. Personne n’a fait vraiment gaffe à eux, jusqu’au jour où les gens se sont rendu compte que Slow Food avait trouvé une légitimité sociale (et avec lui, la nourriture) et était devenu un acteur de poids au niveau politique, culturel et économique. Trop tard pour maîtriser le phénomène. C’est la chance des marginaux, avoir un espace de liberté…
PB : C’est vrai qu’à l’inverse, en France, le terrain est depuis longtemps bien occupé. Acteurs économiques, syndicats, presse, guides, labels, mille manifestations… Chacun défend son pré-carré, et celui des autres aussi dans une certaine mesure, car il faut éviter toute rupture de cet équilibre. Après tout, l’industrie agro-alimentaire est le premier secteur d’activité en France, en termes de chiffre d’affaires et d’emplois. Du coup, difficile pour un nouveau venu de trouver une friche sur laquelle s’installer…
EM : Et puis, toute cette énergie dépensée à maintenir l’équilibre n’est pas utilisée à apporter du dynamisme au discours.
PB : La gastronomie telle la Belle au Bois Dormant… Espérons qu’il ne faille pas attendre cent ans l’arrivée d’un prince…
EM : Un ministre suffirait peut-être, non ? Il y en a un qui semble très intéressé par le sujet…
PB : Et si on mettait les pieds dans le plat ? Les Etats-Unis sont le client facile quand on parle de malbouffe, un peu comme si cette dernière avait été éduquée à Tchernobyl et donc, bien élevée, n’osait pas franchir la frontière pour entrer en France. Ronald (s’) engraisse ici et la restauration milieu de gamme du pays de la gastronomie est médiocre. L’agriculture française est la plus grande consommatrice de pesticides en Europe. Les Français n’ont plus confiance en leur palais et s’en remettent aux labels…
EM : Le catastrophisme mène à la paralysie. Il y a quelque chose de pourri au royaume de la gastronomie ? Peut-être mais dans les bas-fonds, ça bouillonne. Les Amap venues des Etats-Unis au début de ce siècle sont devenues un phénomène économique sujet à toutes sortes d’imitation. Que dire des vins naturels produits par des marginaux et destinés aux philosophes de l’ivresse, mouvement né en France qui a gagné les vignobles du reste du monde, produisant une révolution inattendue quand le futur semblait sourire à des vins « technologiques » au goût standardisé ? A côté de certains paysans-résistants qui ont toujours refusé d’exploiter la terre, il y a ceux qui reviennent sur leurs pas et ceux qui reviennent à la terre. La campagne est devenue un terrain d’expérimentation où savoir et outils ancestraux se mêlent à des connaissances venues d’ailleurs et à de nouvelles techniques.
PB : On pourrait aussi parler de la qualité du débat académique et intellectuel, bien qu’il soit un peu replié sur lui-même et que le rôle de mécène joué par l’agro-alimentaire engendre parfois des conflits d’intérêt.
EM : Sous le ciel tout est en grand chaos ; la situation est excellente…
PB : Peut-être, simplement, que plaisir et militantisme, écologie et gourmandise, s’opposer au TAFTA et aux OGM et se remettre aux fourneaux, ne font pas bon ménage en France. Slow Food est comme la mayonnaise : dans chaque pays on l’a montée de façon différente. Ici on n’a pas (encore ?) trouvé le bon outil ou la bonne recette.
EM : Il faudrait essayer une mousseline, un peu plus longue à réaliser mais plus fine et légère.
PB : Mais… qu’est ce que tu fais ?!
EM : Une mousseline. Ca ira bien avec les asperges qu’on vient d’acheter.
Image de Une : Leela Cyd
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