C’est un soir de novembre à Paris, au pied du Pont Alexandre III, dans un restaurant-club nommé Faust. Le diable – pardon, Leclerc m’a conviée à sa « Table des terroirs ». Ne me demandez pas pourquoi je suis là, mais j’y suis. Le lieu est plutôt kitsch, dressé pour l’occasion de grands présentoirs oranges bien moches, mais généreusement garnis en comestibles. Biscuits, bières, légumes (en dés), fromages (en bâtonnets), pâtés (avec pain), viandes (en tranches), chocolats, vins, escargots (à l’ail)…
Me voici donc en train d’avaler toutes sortes de choses plutôt insipides, arrosées de vins de supermarché. Une attachée de presse m’explique : « Chaque adhérent du Mouvement Leclerc peut nouer des engagements avec les producteurs locaux de sa région. Ce soir nous remettons les prix Leclerc aux alliances locales les plus durables et vertueuses. » Je m’étrangle sur le terme « mouvement », mais passons. En clair, cela fait huit ans que Leclerc a formalisé des partenariats entre ses points de vente franchisés et les agriculteurs et artisans de bouche des environs. A priori, c’est une bonne chose. Sauf que l’unique cahier des charges, c’est que le producteur doit être à moins de 50 km du magasin. Local, donc. Mais nulle part il n’est question de bio, ni même d’agriculture raisonnée. On ne parle pas de soin de la terre ni de la santé des gens ici. Pour comprendre le durable et le vertueux, j’attends la cérémonie.
Pendant ce temps, je discute. Avec Eric et Arnaud, sympathiques producteurs de beurre bretons. Ils précisent qu’ils ne sont que transformateurs. Le lait qu’ils utilisent ne vient sans doute même pas de Bretagne. En fait ils ne savent pas. Ils sont très contents de leur pacte – pardon, de leur accord avec Leclerc. Même si l’enseigne pratique des marges si minimes sur leurs produits (d’appel, donc), que ceux-ci deviennent invendables ailleurs, puisqu’aucun autre magasin ne peut s’aligner. Les producteurs sont captifs. Voire ferrés. Mais contents, pour le moment.
Un peu plus loin, je rencontre Agathe, jolie jeune femme et ancienne élève désormais employée d’un lycée agricole à Charolles. Ce lycée a un élevage d’agneaux, dont 80% est vendu au Leclerc de proximité, activité qui contribue largement au financement de l’école. Elle me raconte, réjouie, que la première chose qu’elle dit aux nouveaux élèves c’est : « La grande distribution est notre client numéro 1 ». Je lui dis que c’est peut-être un peu discutable, comme entrée en matière… Elle me regarde interloquée, elle ne voit pas où est le problème. J’échange aussi avec son « adhérent » acheteur, c’est à dire le patron du Leclerc du coin, qui m’explique que les producteurs locaux ont créé une super association de 170 membres qui lui fournit toutes sortes de bons produits qui représentent… 2% de son référencement. Ah. Ç’aurait peut-être été plus rentable pour cette association de monter sa propre boutique coopérative, me dis-je.
Je n’ai pas le temps de partager ma réflexion : la remise des prix démarre en fanfare. Sourires crispés sous les projecteurs torrides. Michel-Edouard Leclerc grimpe sur scène, grimace, éructe quelques phrases, et révèle qu’il a amené sa maman avec lui. Histoire de prouver, j’imagine, que sa démoniaque enseigne est restée familiale. Les beurriers Bretons raflent le prix « espoir » (ils semblent en avoir, tant mieux pour eux). La jeune éleveuse d’agneaux remporte le prix « durable » (les deals avec la grande distribution, c’est le futur, bien sûr). Quant au prix « terroir », il est remis à un éleveur normand, pour son poulet farci en boîte et prêt à cuire. Le truc ressemble à s’y méprendre à tout ce qu’on trouve déjà dans les rayons des supermarchés. Le terroir farci, en boite, clé en main. Merci monsieur le fermier. Ou comment la grande distribution formate les petits producteurs à son image.
Leclerc est loin d’être le seul. Depuis plusieurs années, nombreux sont les géants de l’agro-alimentaire, marques et centrales d’achat, qui ont lancé des opérations similaires, mettant en scène fermiers et produits locaux. Pas étonnant : ça plait aux consommateurs, c’est tendance, donc lucratif. Si les agriculteurs et les artisans y gagnent en stabilité, visibilité et revenus, tant mieux. Mais ce que l’on ressent surtout, c’est un processus de court terme, une stratégie où diviser pour mieux régner semble toujours préférable à une vision globale au long cours, réellement durable et vertueuse.
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