« Dieu aime la Trinité. » En général, c’est le genre de proverbe qu’on vous sert en Russie pour vous faire accepter le troisième verre. Mais il y a une exception. Quand le Père se fait hareng, que le Fils chope la patate, et que le Saint-Esprit se fait… spiritueux, alors on atteint vraiment le paradis culinaire.
Pas besoin de Saint Pierre pour en ouvrir les portes : le hareng vaut tous les apôtres.
Et si le saumon va bien en couple avec l’aneth, la dorade avec le fenouil, et le pastis avec les olives, ce poisson des pauvres, lui, fonctionne en ménage à trois. Sans la patate, il perd la pêche* ; et il est tout simplement la seule raison pour laquelle je bois encore de la vodka. Les Hollandais ont les matjes, c’est-à-dire le hareng nouveau ; nous avons le hareng pomme-à-l’huile ; tous accommodements parfaitement respectables, voire délicieux de ce frétillant poisson, mais qui n’ont pas l’éclat de la Trinité clupéidienne (ce charmant animal fait partie de la famille des clupéidés).
Hareng, pomme de terre, vodka : dans l’ordre ou le désordre, le tiercé est gagnant. Encore ferme et rosé, car saumuré et non pas fumé, les filets de harengs sont découpés en petits carrés qui fondent doucement dans la bouche. La pomme de terre, cuite et coupée en rondelles, peut se manger avec ou après. Elle offre de la profondeur, de l’assise au hareng, et en adoucit le goût. Le tout est balayé par un verre de vodka, bu cul-sec, qui rafraîchit le palais et n’y laisse que l’iode et le fumet du poisson, ouvrant l’appétit pour la prochaine fournée. Ces trois-là se suffisent à eux mêmes ; autour d’eux, entre amis, on se dit un petit mot discret mais sincère, la chaleur nous envahit, on est bien.
Dans ce pays vaste comme un continent, c’est dans le Grand nord qu’on trouve les meilleurs fruits de la nature. Les baies, les champignons et les poissons semblent extraire l’essence de ces étendues froides et rigoureuses, dans le peu de temps qui leur est offert pour naître et mourir. A 2 000 kilomètres au nord de Moscou, la mer Blanche abrite une sous-espèce de hareng du Pacifique, le clupea pallasi marisalbi, plus petit que son cousin d’Atlantique, mais à la chair plus grasse et plus délicate. Sur le fantastique archipel des Solovki, chapelet d’îles sauvages qui fut la « Terre des morts » des tribus finnoises voisines avant de devenir le siège d’un monastère, puis du premier camp du Goulag, on pêche le hareng depuis des siècles. Avant la révolution de 1917, quand le monastère prospérait, sa réputation avait atteint la table du tsar. La procédure était la suivante : tout juste pêché, le hareng était lavé à l’eau claire mais pas vidé, puis recouvert de sel dans un grand chaudron, pendant cinq à six jours. Puis, on l’assaisonnait de poivre et de laurier, avant de le conserver dans des petits tonnelets de tremble ou de pin, qu’on pouvait ensuite expédier. Pain, kvas (une boisson de céréales pétillante) et hareng constituaient l’ordinaire des moines. Même si, en fouillant les archives du monastère, on apprend qu’ils ne dédaignaient pas les boissons plus fortes, vidant pour les grandes occasions quelques carafes de vodka sous la bénédiction de l’archimandrite, l’équivalent orthodoxe de l’abbé. Rien de scandaleux toutefois : en 1885, le monastère recensait seulement 21 « ivrognes » sur 228 moines…
Aujourd’hui, le hareng des Solovki est renommé dans tout le pays, même si on ne le trouve que sur place, la pêche industrielle étant mal en point depuis la chute de l’URSS. Le hareng reste toutefois l’un des mètres-étalons de la table russe. Seuls quelques mets y comptent pour jauger de la qualité d’un hôte : son lard gras (astucieusement appelé « salo » en russe), ses cornichons et son hareng. Si l’invité circonspect hume, tâte, goûte, puis affiche un grand sourire en disant : « ah, quel petit hareng ! », c’est gagné. Car on reconnaît l’approbation et l’appropriation, en russe, à l’emploi du diminutif : le hareng, la « siliodka », devient la « siliodotchka » – les diminutifs, en Russie, rallongent les mots. Les cornichons en saumure (ce que nous appelons les molossol), « agurtsé », sont des « agourtchiki » s’ils ont l’heur de plaire au convive.
La bonne pomme de terre (« kartochka », déjà un diminutif) devient « kartochetchka ».
Et quand il s’agit de hareng, le choix de la pomme de terre est important. Elle ne doit pas être fade, il faut qu’elle puisse apporter un goût au poisson : le mieux est finalement de prendre la patate nouvelle de l’été, qui est également le pic de la saison de pêche dans la mer Blanche. Il ne faut pas qu’elle soit trop cuite, et doit rester ferme, car c’est la base de l’édifice ; le hareng doit s’appuyer sur elle. On pourrait d’ailleurs dire, même si c’est le cas de nombreux autres pays d’Europe de l’est et d’ailleurs, que la pomme de terre est la fondation de la maison russe. Ce n’est pas par hasard que tous les Russes qui le peuvent en remplissent le potager, et, l’été finissant, partent plus ou moins joyeusement à la bêche aux précieux tubercules. Braves patates qui ont, dit-on, sauvé de nombreux foyers citadins de la faim après la chute du Mur. C’étaient les « sauvages » années 90, mal-aimées des Russes dont le pays s’ouvrit au monde en même temps qu’à un libéralisme sauvage aux relents de crime organisé.
Décennie marquée aussi par un président outrageusement alcoolique – ce qui nous mène au troisième point de notre repas, la vodka. Attention : son choix aussi est important. Pas tellement pour son goût – elles ont toutes le même léger relent de médicament, et les comparatifs que j’ai pu voir dans certains magazines, inventant des arômes de noisette à un liquide qui est basiquement de l’alcool à 95° coupé d’eau, m’ont toujours laissé perplexe. Non, l’essentiel est d’avoir une vodka de qualité, dont l’alcool soit le plus pur possible, histoire d’éviter les lendemains trop difficiles. Il est toutefois possible de jouer sur les papilles dans ce registre en ayant recours aux vodkas arrangées. Parmi les classiques, on trouve la vodka aux airelles, ou la version ukrainienne au miel et au piment. Personnellement, ma préférence va pour la vodka au raifort : elle ne fait certes pas dans le détail, mais préserve et apporte une fraîcheur acidulée qui convient fort bien au hareng. On pourrait comparer cette association de saveur avec celle des sashimis au wasabi, un cousin japonais du raifort.
Mais, me direz-vous, ne manque-t-il pas quelque chose à notre table ? Quid de l’oignon ? Car oui, sans son croquant et son piquant, le hareng peut parfois se sentir bien seul, mais avec vodka et pomme de terre. Eh bien, si ces trois-là forment la Trinité culinaire russe, l’oignon pourrait jouer le rôle de la Sainte-Vierge – à la fois sexy et tout à fait respectable. D’ailleurs, pourquoi se limiter à la Trinité, quand on peut inviter un quatrième larron ? Comme le dit un autre proverbe russe, il n’y a pas de carrosse à trois roues…
* Pardonnez-moi, pauvre pêcheur.
Illustration : Tabas
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