Chronique Histoire-Géo

La morue rame

19.05.14

Fraîche, la morue est cabillaud. Salé pour sa conservation, le cabillaud devient morue. Ce poisson d’eau froide se plaît à vivre à l’ouest du Canada et dans la mer de Barents, près de la Norvège et de la Russie. Principalement pêché au chalut, de manière ciblée ou mixte, certains l’attrapent à la palangre (une ligne de pêche, à laquelle sont fixés de petits hameçons), d’autres au filet droit comme en Norvège. Parfois appelé le « bœuf de la mer » pour ses vertus nutritionnelles, c’est l’un des poissons préférés des Français, qui en ont acheté 18 000 tonnes en 2010. La morue se place ainsi en quatrième position sur la liste des produits de la mer achetés frais, après les huîtres, les moules et le saumon. Un met tellement populaire qu’il donne son nom à une fille de peu de vertu, vulgaire et lourdement fardée.

Des joues aux œufs
Avec sa chair maigre mais riche en oméga 3, la morue se décline en accras antillais, brandade nîmoise ou bacalhau portugais. À Nice, le ragoût local s’appelle l’estocaficada, concoctée à base de cabillaud séché, de pommes de terre, de tomates et d’huile d’olive… Et si dans le cochon, tout est bon, tout est goûtu dans la morue : les joues se mangent fraîches et salées, les œufs sont transformés en tarama, et selon la légende, la langue serait si savoureuse que les pêcheurs se la réservent. De son foie, on fait une huile aux mille vertus, repoussée d’un revers de main par les enfants du siècle dernier, qui en ont ingurgité des litres en se bouchant le nez…

Le poisson qui valait de l’or
L’histoire de la morue est une histoire du monde à elle toute seule. Des rives de la vieille Europe, ils ont été des milliers à s’embarquer pour Terre-Neuve, dès le XVe siècle, vers les mers froides du Canada ou de l’Islande pour participer à la « grande pêche ». Des dizaines de jours à louvoyer dans les zones poissonneuses du Grand Nord, pour attraper ce précieux poisson qui, salé et séché, était ensuite vendu dans toute l’Europe. Ce sont les marins de Pierre Loti dans son Pêcheur d’Islande, des Bretons, des Normands, des Basques, fuyant la misère du littoral, faisant au passage la fortune des armateurs des principaux ports français… Ce fut aussi la pêche à la morue qui soutint l’empire colonial que la France fonda en Amérique, dont il ne reste aujourd’hui que deux minuscules débris, les îles de Saint-Pierre-et Miquelon.

Un mets réhabilité
Nourriture de pauvres, voire d’esclaves dans les Antilles françaises – les colons leur en distribuaient, en vertu de ses qualités roboratives –, elle a depuis longtemps pris sa revanche, redécouverte par les cuisiniers du monde entier. On en consomme surtout en avril, lors des fêtes pascales, et beaucoup dans le sud-ouest de la France, historiquement le point de départ de la pêche vers Terre-Neuve. Au XIXe siècle, Bordeaux devient ainsi marché national de la morue, et terre de sécheries. La chasse morutière prend fin dans le dernier quart du XXe siècle, mais la consommation, elle, est restée dans les traditions.

Cabillauds contre Hameçons
Le mot cabillaud vient de Hollande, pays où la morue a joué un rôle historique : à la succession du comte Guillaume IV, une guerre civile éclate entre les bourgeois des villes, supporters du dauphin Guillaume V, baptisés « le Parti des Cabillauds », et les nobles conservateurs unis derrière la sœur du souverain défunt, Marguerite de Bavière, nommés « le Parti des Hameçons ». Un signe que la pêche et la consommation de morue étaient essentielles dans la vie politique de l’époque. Au terme d’une guerre qui s’étendit sur tout le XVe siècle, les nobles Hameçons vinrent à bout des bourgeois Cabillauds.

Carte de la morue © Bruno Vacaro
Carte de la morue © Bruno Vacaro

La morue va-t-en guerre
On ne badine pas avec la morue. Surtout dans le nord de l’Europe où est stockée la majorité des ressources. Pour preuve, cette « guerre de la morue » qui faillit éclater plusieurs fois entre 1958 et 1976, entre l’Islande et l’Angleterre. Les eaux poissonneuses qui entourent l’île du Nord ont toujours attiré la convoitise des « rosbeef ». Ces derniers, furieux de voir les Islandais limiter la présence de chalutiers étrangers dans leurs eaux territoriales, passent à l’attaque : filets tranchés, bateaux éperonnés, les pêcheurs de la reine naviguent en eaux interdites, sous la protection de l’armée britannique. Plusieurs fois, la bataille pour la morue menace de basculer dans le conflit armé. Un accord est finalement trouvé par les voies diplomatique et commerciale, et un quota de pêche est accordé à la Grande-Bretagne dans les eaux islandaises.

La morue de l’Atlantique menacée
Si les stocks dans le Pacifique se portent plutôt bien, les ressources en Atlantique et près du Groenland s’effondrent. La faute à une pêche trop intense et industrielle, due à une demande exponentielle des consommateurs. La morue de Terre-Neuve a même presque totalement disparu, cinq siècles après le début de son exploitation par les marins européens. Tout un symbole… « La place de l’espèce dans l’écosystème local a été perdue », affirme François Chartier, de Greenpeace. À sa place se sont développés phoques, homards et crabes, à tel point que la morue, l’un des plus grands prédateurs de la chaîne alimentaire, est désormais la cible de ses anciennes proies, ce qui empêche sa reproduction. Pour éviter l’extinction totale, le Canada a mis en place un moratoire, provoquant la colère et le désœuvrement des pêcheurs sur place, et un vrai traumatisme dans la population locale. Ailleurs, ce n’est pas bien brillant non plus. Selon un rapport de l’ONG WWF, les prises mondiales de morue sont passées de 3,1 millions de tonnes en 1970 à 950 000 tonnes au début des années 2000. En 2011, 150 000 tonnes de cabillaud ont été pêchées en Europe suivant les quotas des pays de la zone UE. « La situation reste préoccupante. Le stock occidental, autrefois le plus fourni, est tombé en deçà des limites biologiques raisonnables », assurait la Commission européenne en 2007, sans que l’inquiétude ne soit levée depuis.

Une pêche illégale
La réserve de morue en mer de Barents, au nord de la Russie et de la Norvège, représente désormais la moitié des stocks mondiaux. Menée industriellement, la pêche fournit en cabillaud la planète entière, du poisson que l’on retrouve souvent pané dans les assiettes françaises ou transformé en fish and chips dans les pubs anglais… Beaucoup ont peur que le scénario canadien ne se répète, faute de contrôle sur la pêche illégale. Cent mille tonnes de morue seraient pêchées chaque année dans la mer de Barents en dehors des quotas autorisés, selon des parlementaires européens, et sans que le gouvernement russe ne prenne de réelles mesures de rétorsion. Devant la disparition progressive de l’espèce dans certaines régions du monde, l’aquaculture s’est développée au milieu des années 80. Plus de 22 000 tonnes de morue d’Atlantique d’élevage ont ainsi été produites dans le monde en 2009, notamment en Norvège, au Canada et au Royaume-Uni.

Un poisson largement importé en France
Sur les côtes françaises, on pêche toujours le cabillaud au large de Boulogne-sur-Mer et en mer d’Iroise, mais là aussi, la ressource est fragilisée. Chaque année, c’est donc le bras de fer entre Bruxelles, Paris et les syndicats de pêcheurs, qui se trouvent pénalisés par les quotas drastiques mis en place par l’UE. Près de 9 000 tonnes de cabillaud ont été pêchées l’an dernier par les professionnels de l’ouest de l’Hexagone, dans les eaux françaises et européennes. Devant la faiblesse des stocks, la France a dû importer pour plusieurs millions d’euros de morue d’Atlantique afin de satisfaire les consommateurs.

Article paru lors de la sortie du magazine Alimentation Générale n°1.

Illustrations : Bruno Vacaro.

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