Analyse Modes alimentaires

Enquête sur l’alimentation dans les familles roms

09.03.15

Kàtia Lurbe i Puerto, sociologue, a mené une enquête minutieuse sur l’alimentation auprès de la trentaine de familles roms ayant participé au « projet Sénart », une ville nouvelle au sud-est de l’Ile-de-France. C’est l’une des rares initiatives spécifiquement adressée à un public rom, qui soit parvenue à insérer des familles dans les dispositifs de droit commun en matière de logement, d’emploi, de formation, de scolarisation et de santé. Elle a également réalisé une série d’observations dans plusieurs bidonvilles en région parisienne, comme par exemple l’immense bidonville dit du « Hanul », en Seine-Saint-Denis (démantelé depuis) ou auprès des familles installées dans la forêt de Méry-sur-Oise, dans le Val-d’Oise. Du bidonville au logement HLM, en passant par l’occupation temporaire d’une forêt ou d’un terrain vague, comment ces familles, disqualifiées socialement, mangent, cuisinent, s’approvisionnent au quotidien ?

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Pourquoi avoir choisi ce terrain d’étude et comment l’avez-vous mené ?
Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment le fait d’être femme ou homme, d’appartenir à la « communauté rom » et par ailleurs d’être d’une génération ou d’une autre pouvait avoir une incidence sur la relation à l’alimentation et à la santé. Mais dès la préparation de mon travail d’enquête je me suis montrée très prudente sur l’approche culturaliste par la « tziganologie », qui comporte des éléments que je n’ai finalement pas retrouvés sur le terrain. Par exemple, je n’ai pas constaté de cuisine « tzigane » à proprement parler. En fait, j’ai dû mobiliser davantage la sociologie des inégalités et de la famille pour comprendre ce qui se passait. Ça tord déjà le cou à un certain nombre de « vérités » qui sont dites sur la soi-disant spécificité de ceux qu’on désigne comme « rom ». Rien que cette appellation est d’ailleurs problématique, car elle regroupe des populations très hétérogènes et elle renvoie à une catégorisation ethnique de l’exclusion en Europe.

Le terme de « bidonville » n’est-il pas en lui-même stigmatisant ? C’est pourtant celui-ci que vous retenez…
Cela me semble plus approprié que de dire « camp », qui est traversé par une intentionnalité politique très forte d’enfermer une population dans un territoire délimité à cet effet et où une restriction de leur liberté de mouvement, voire même la suspension de leurs droits, y sont imposées. Je parlerais même dans le cas des familles de Sénart, avant la mise en place du projet de réinsertion sociale et sanitaire, de « bidonville itinérant » : on s’aperçoit que les familles bougent, en général au rythme des expulsions ou de leurs activités économiques, mais ne vont jamais très loin, elles naviguent dans un rayon d’environ 25 km. Dans l’idée du bidonville, je vois aussi ce souci de reproduire une sorte de village, avec des rues, des voisins, une vie en commun.

Quel rôle joue l’alimentation dans ce que vous cherchez à décrypter, c’est à dire l’intégration ?
L’alimentation était une porte d’entrée pour analyser l’évolution des pratiques entre le bidonville et le logement, au sein du projet Sénart. Premièrement, le bidonville a un effet très homogénéisateur. Les conditions de vies sont si particulières et difficiles qu’elles ne permettent pas mille façons de faire ni de manger. Mais encore une fois, ce n’est pas le fait d’être « rom » qui donne cette alimentation particulière, mais bien le fait d’être pauvre, de vivre dans des conditions d’extrême précarité. Par exemple, si il y avait si peu de plats appartenant à leurs traditions culinaires roumaines sur le Hanul ou dans la forêt de Méry-sur-Oise, ce n’est pas parce qu’ils n’existent pas, mais parce qu’ils sont trop chers.

Y a-t-il néanmoins un repas type ?
Oui, et c’est le seul repas de la journée pour la plupart des adultes. Les enfants, pour tenir, sont autorisés à du grignotage un peu n’importe quand. En général, ce repas unique est pris vers 15 ou 16 h. Ce sont souvent des haricots blancs, des œufs frits, des pommes de terre, du pain. Ça remplit, c’est chaud, c’est bon. Quand un homme a un travail, on va retrouver de la chorba (soupe traditionnelle consommée dans les pays arabes mais également en Europe de l’est, ndlr), avec de la viande, du porc le plus souvent car c’est ce qui est le moins cher. En boisson, on voit beaucoup de sodas -car l’eau est souvent réservée à l’hygiène et aux bébés-, du café, des boissons énergisantes pour les jeunes gens, et aussi de l’alcool, comme la bière, généralement chez les hommes. Le thé, c’était pour le chercheur qui venait passer du temps auprès d’eux, car eux n’en consomment pas…

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Les gens souffrent-ils de la faim ?
Je n’ai pas eu la sensation que tous mangeaient suffisamment, c’est sûr.

Qui cuisine ?
Les femmes, bien sûr. Dans le bidonville, c’est aussi parfois la grand-mère qui va préparer la soupe pour des hommes qui ne font pas partie de la famille consanguine mais qui ont laissé femmes et enfants derrière eux pour venir en France et avec lesquels des liens d’entre-aide se sont tissés.

Quels sont les lieux d’approvisionnement ?
La stratégie, c’est quand même de s’installer près des lieux de vie, pour pouvoir aller se ravitailler. Ces familles vont plutôt aller dans de petites supérettes, plus faciles d’accès, en changeant régulièrement de lieux d’approvisionnement. Ils y vont pour acheter le soda, la viande, ce que l’on appelle la process food. Quand on a une voiture et donc un statut plus élevé dans le bidonville, c’est l’hypermarché. J’ai par exemple été invitée à manger dans des fast-foods de l’espace commercial du « Carré Sénart ». C’était une manière de souligner, pour les familles qui sont sorties du bidonville, leur fierté de pouvoir manger en dehors du domicile. Pour elles, le hamburger, de la viande de bœuf et des frites, c’est très « français », au sens où ce type de repas symbolise l’ascension sociale qu’elles ont expérimentée en France.

Est-ce que ces familles bénéficient d’une aide alimentaire ?
Oui, mais ce n’est pas toujours évident de se rendre sur les lieux de distribution. Et puis ce sont des heures fixes, dans des endroits précis, selon un planning qu’il faut connaître et respecter. Certaines familles en gardent un mauvais souvenir et critiquent  les produits distribués notamment parce que ce sont souvent des conserves, alors qu’elles mangent surtout des aliments frais, des légumes et de la viande. Les conserves de sardine par exemple, ça ne va pas marcher… Souvent, ce sont les plus anciens qui vont aller à ces distributions, car ils n’ont pas d’autres activités, comme le travail, la mendicité, ou l’école. Pour eux, c’est une humiliation sociale très forte et certains ne veulent pas se mélanger aux autres populations en difficulté. Ils préfèrent de ce point de vue-là les invendus du marché.

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Quelle cuisine est possible dans le bidonville ?
Il n’y a pas de lieu de stockage, pas de frigo, la cuisine se résume à de petites plaques ou un camping gaz. Dans certains bidonvilles en Espagne, il y a un investissement dans des plaques solaires, ça reste très rare bien sûr, mais en région parisienne, ce n’est pas la panacée… Il y a en général beaucoup de promiscuité et tout est multifonctionnel. En hiver, le même espace va servir à manger, dormir, se chauffer, et cuisiner. Il y a un certain nombre de problèmes sanitaires, et notamment des maladies pulmonaires, liées à l’utilisation de gaz et de charbon dans ces espaces de vie réduits et fermés. L’été, tout change, car les femmes cuisinent dehors, sous une toile.

Vous souvenez vous de votre sentiment quand vous êtes entré dans les caravanes ou les maisonnettes de fortune pour la première fois ?
Je m’attendais à des mauvaises odeurs, liées justement à ces différentes utilisations. Mais ils font beaucoup d’efforts pour éviter ça. Ça sent le café, qu’ils boivent en grande quantité, la chorba, les oignons frits, parfois il y a des fleurs. C’est toujours très propre, on y perçoit également un souci de décoration, d’embellissement de leur lieu de vie.

Lorsque les familles intègrent le projet Sénart, certaines au bout de plusieurs années, qu’est-ce qui change ?
Tout. Même si le travail social a commencé dans les terrains transitoires, auprès des femmes et des enfants, c’est quand même un énorme changement. D’ailleurs, les femmes se moquent un peu des ateliers sur l’éducation nutritionnelle qu’elles ont pu suivre avant d’intégrer un logement en dur. Elles y apprennent à prendre soin de leur corps et de leur famille, à ne pas trop mettre de sel ou de sucre dans les plats, ces choses-là… « Comme si on ne savait pas déjà tout ça » exclament-elles. Mais ce qu’elles constatent, c’est que tout s’améliore, y compris sur le plan diététique, quand elles accèdent au logement. On a aussi enfin les moyens d’avoir de l’imagination et du temps pour les préparations culinaires. Les plats de fête deviennent des plats plus quotidiens. Le dimanche, on va manger de la salade de bœuf, du chou mariné, des légumes farcis etc…

Les enfants, scolarisés, vont également contribuer à changer la donne ?
Les enfants sont un vecteur d’introduction de certains aliments, surtout quand ils n’ont jamais ou presque connu le bidonville et ont été scolarisés tôt. Ils réclament des pâtes par exemple, de la sauce tomate, des céréales pour le petit-déjeuner, des choses qui ne sont pas dans le répertoire de base, où l’on privilégie le chou, le riz, les patates. Les produits laitiers, c’est la même chose, ce sont les enfants via la socialisation qui vont les introduire dans les familles.

Photographies de Philippe Conti, série Djelem, djelem (2007).
Découvrir le travail de Philippe Conti sur son site web.

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