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Le Kivu n’est pas qu’un conflit, c’est aussi un fromage réputé
En ce dernier jour de l’année, regardons pour une fois la République Démocratique du Congo avec un autre oeil, une histoire de fromage célèbre liée elle aussi à un conflit.
La région du Kivu, dans l’est de la République démocratique du Congo, n’est pas qu’un conflit, on y produit aussi un fromage renommé dans tout le pays. « L’histoire du fromage va de pair avec le conflit foncier » qui gangrène depuis la fin de la décennie 1930 le territoire de Masisi, explique Fidel Bafilemba, chercheur pour l’ONG Enough Project. Dans ce pays de cocagne du sud de la province du Nord-Kivu, le contrôle des terres oppose les Hunde, communauté « autochtone », aux « Banyarwanda » : les Hutu et Tutsi arrivés par vagues successives du Rwanda voisin. A partir de la décennie 1970, les Tutsi, qui contrôlent aujourd’hui la filière du fromage, acquièrent progressivement des terres au détriment des Hunde.
Vingt ans plus tard, des litiges identitaires et politiques viennent exacerber le conflit. En 1993, des massacres interethniques font plusieurs milliers de morts dans un paysage de carte postale. A 2.000 mètres d’altitude, Kilolirwe étale ses fromageries – de modestes cabanes en bois – le long de la piste en terre. Ici, les pentes vertigineuses soigneusement cultivées entre les bois d’eucalyptus s’effacent au profit de doux alpages où paissent vaches locales (ndama et zebi) et étrangères (frisonnes et brunes des Alpes). Goma, capitale du Nord-Kivu, est à une cinquantaine de kilomètres à l’est, environ deux heures et demie de voiture.
Feu de bois
Avec une quinzaine de petits éleveurs, Ernest Kakwiki apporte à la fromagerie d’Innocent Ntwalabakiga le lait de la traite matinale, manuelle. A leur chapeau montant à petits bords, on reconnaît facilement des Tutsi. Chacun verse le contenu de son bidon dans la baignoire hors d’âge. Un feu de bois est déjà allumé pour faire chauffer l’eau qui sera ajoutée au lait et à la présure. Sans thermomètre, James Hakizi, chef de la production, dit n’avoir qu’à plonger les bras dans le mélange « pour savoir si la température est bonne » pour le caillé, qui sera essoré, moulé et mis sous une presse pour la nuit. Après un passage dans un bain de saumure, les boules aux sommités aplaties seront affinées trois semaines environ. Résultat : une pâte pressée mi-cuite d’un kilo à la croûte jaune-brun, proche de certains fromages d’abbaye. Ce fromage dit du Kivu ou de Masisi est vendu autour de 3 dollars la pièce par les producteurs. On le trouve à Goma pour 4 ou 5 dollars, et trois ou quatre fois plus à Kinshasa, à l’autre bout du pays, ce qui en fait un produit de luxe.
Une affaire d’Européens
Quand il a commencé à garder les vaches en 1971, M. Kakwiki avait 13 ans. A l’époque, dit-il, « le lait, c’était seulement pour boire en famille ». Le fromage était alors affaire d’Européens : trois grands propriétaires italiens des alentours. Ceux-ci partent lorsque le dictateur Mobutu Sese Seko confisque toutes les entreprises étrangères, se souvient M. Kakwiki, et les gens de Kilolirwe commencent à produire eux-mêmes du fromage dans les années 1975-1980. Le savoir-faire est transmis par un missionnaire catholique belge plus habitué à la tenue de travail qu’à l’habit ecclésiastique, le père Roger Carbonez, qui avait fondé peu après l’indépendance (1960) une ferme-école à Lushebere, non loin de là.
L’essor de la demande laitière pour les fromageries permet à M. Kakwiki de prospérer jusqu’à posséder 35 bovins. Après les massacres de 1993, les Tutsi du Masisi fuient en masse au Rwanda. Mais le pire reste à venir : de 1996 à 2003, deux guerres régionales ravagent le Kivu, qui reste aujourd’hui déchiré par la violence des groupes armés. Comme tant d’exploitations, la ferme de Lushebere est intégralement pillée et ses quelque 2.000 vaches sont tuées. Rentré en Belgique pour ses vieux jours, le père Carbonez mourra d’une attaque en apprenant la nouvelle, raconte l’abbé Benjamin Barumi, économe général du diocèse de Goma.
De 1993 à 2003, la production de lait et de fromage s’arrête totalement. Elle ne reprend qu’avec le retour des réfugiés. Chargé de relancer Lushebere, le père Barumi explique avoir commencé « avec 50 vaches« . Aujourd’hui, la ferme en compte 420, produit 50 fromages par jour. A 26 ans, M. Ntwalabakiga emploie trois personnes et produit en moyenne 22 fromages par jour, ce qui lui assure un bénéfice mensuel de 150 à 200 dollars : « de quoi nourrir une famille« . Selon les autorités de Masisi, 120 tonnes de fromage ont été produites en 2012, soit un chiffre d’affaires d’environ 360.000 dollars pour les producteurs, et la tendance est à la hausse. Malgré l’instabilité, « il se crée beaucoup de fromageries« , dit M. Hakizi. A 22 ans, il compte bientôt laisser la place à son apprenti pour aller former d’autres jeunes ailleurs.
Marc JOURDIER pour AFP
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