Entrer en cuisine comme on dirait entrer en religion. La cuisine comme un couvent, une caserne, une prison. C’est avec son style à fleur de peau que l’auteur du désormais célèbre « Réparer les vivants » (vendu à plus de 300.000 exemplaires) s’est coulée dans les contraintes de la collection « Raconter la vie« , un mélange entre documentaire et fiction ou plutôt une infiltration d’auteur dans l’âme tourmentée d’un jeune homme qui voulait un temps devenir un maître des fourneaux.
Soyons clairvoyants, il est fort probable que cet ouvrage puisse être lu par deux types de publics forts différents. D’un côté, ceux qui ne connaissent pas vraiment l’envers du décors de la salle à manger gastronomique contemporaine parisienne branchée et de l’autre, ceux qui ont déjà soumis leurs oreilles à la rugueuse mélodie des cuisines. C’est la nature même de l’exercice proposé par le directeur de la collection Pierre Rosanvallon, dont le postulat est que l’on manque de récits de la société comme elle est. Dit avec ses mots et son ambition : « entreprise indissociablement intellectuelle et citoyenne, Raconter la vie vise à constituer par les voies du livre et de l’internet l’équivalent d’un Parlement des invisibles pour remédier à la mal-représentation qui ronge le pays. »
Maylis de Kerangal s’est donc mise dans les pas de son personnage Mauro (note pour les foodies : aucune ressemblance à attendre avec Mauro Colagreco), s’en est fait un ami dans la fiction, voire dans la réalité, et filme avec ses mots, caméra stylo à l’épaule. Mauro a des problèmes existentiels sévères marqués par une partie immergée de l’iceberg de son parcours : il a goûté à l’apprentissage intellectuel, jusqu’à obtenir un diplôme en économie (note pour les foodies : aucune ressemblance avec Giovanni Passerini). De loin la partie la plus intéressante de cet ouvrage qui pose quelques questions fondamentales sur la valeur du travail intellectuel, de l’artisanat, voire de l’art au sens de l’art culinaire. Valeur soumise en permanence à l’auto-évaluation de Mauro, mais aussi valeur sociétale, les deux n’étant pas forcément raccords en ces temps où le chef cuisinier est devenu une rock star. Les hésitations de Mauro à définitivement intégrer le monde des étoilés et à y mettre les moyens, sont au fond assez peu liées au métier de chef mais plus à la vie privée qu’elle engendre ou plus exactement à l’absence de celle-ci. Combiné au manque de temps pour penser le monde, Mauro finira par renier le statut social pour mieux rester chef de lui-même.
Là réside la partie la moins séduisante de ce chemin de tables qui prend pour postulat de s’intéresser à la majorité, à privilégier un récit prévisible dont la conclusion est attendue et qui laisse un goût d’amertume, de ratage. Très différent eût-été le choix d’essayer de comprendre ce qui pousse ces jeunes chefs à se mettre à bout pour être un jour reconnus comme des créateurs à part entière, étoilés ou pas. Un peu, toutes choses égales par ailleurs, comme si Maylis de Kerangal préférait nous offrir l’histoire de l’un des milliers d’auteurs qui ne vendent jamais de livres plutôt que de s’intéresser aux mécanismes du succès.
Alors, à lire, ou pas? Oui bien sûr! Même si nous aurions aimé une autre fin, le style de Maylis de Kerangal vous emmène au plus profond de l’âme de son personnage qu’elle sait nous rendre particulièrement attachant, sauf peut être pour ceux qui ne connaissent pas le goût du doute.
Un chemin de tables
Maylis de Kerangal
Le Seuil 7,90€
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