Chronique Cerise sur le gateau #52

Goût, art et mémoire

06.09.20

Et bien cette semaine, je voulais vous parler d’un livre qui devrait fortement intéresser Emmanuel Perrodin puisqu’il y est question à la fois d’histoire de la gastronomie, et d’art contemporain.

Et d’abord, une fois n’est pas coutume, je voudrais vous parler d’une pure inconnue dans le monde de la cuisine, en la personne de Véronique Yersin, qui est directrice des Éditions Macula et sans qui un ouvrage aussi gonflé n’aurait jamais pu voir le jour. Voilà quarante ans cette année que les Éditions Macula s’ingénient à publier des objets totalement singuliers dans le monde de l’art, et en abordant la cuisine, ils n’ont pas dérogé à leur karma, que d’offrir aux lecteurs l’objet le plus insolite qui soit.

Alors, je vais quand même essayer pour nos auditeurs de vous décrire la chose qui se présente en trois parties. La première, qui ouvre l’ouvrage a été conçue par l’universitaire Jean-Claude Lebensztejn et s’essaye, sur toutes les pages de gauche et uniquement sur les pages de gauche, avec un texte, quiché en haut et à gauche, comme on dit chez Emmanuel Perrodin à Marseille, à une synthèse complète de l’histoire de nos manières de table, d’Érasme à nos jours. En regard, donc sur les pages de droite, on trouve des facsimile de recettes en vieux français de ce qu’il est convenu de considérer comme le premier livre de cuisine moderne qui s’intitule « Le cuisinier françois » de François Pierre dit, de La Varenne, paru en 1651.

La deuxième partie de l’ouvrage se situe, disons, dans la quatrième dimension de la cuisine, celle où l’on s’interroge sur la différence de taille entre l’art gastronomique et toutes les autres formes artistiques, avec cette question centrale : comment rendre compte d’une œuvre éphémère ? Parce que même si les restaurants sont devenus aujourd’hui le royaume de tous les Instagrameurs du monde qui n’en rendent compte qu’à travers les formes et les couleurs des plats servis, la réalité gustative, elle, reste enfermée pour toujours dans notre cerveau et notre mémoire unique de mangeur.

Et il fallait bien les immenses cuisiniers Michel et César Troisgros pour accepter qu’un photographe s’intéresse, non pas aux plats sublimement dressés dans leur restaurant, mais aux plats desservis, en clair, ce qu’il reste dans l’assiette, juste avant la plonge. Et, comme vous l’imaginez, chez Troisgros, il ne reste pas grand-chose !

Et c’est le photographe plasticien Éric Poitevin qui a donc choisi des assiettes dont les convives anonymes étaient, sans le savoir, les auteurs d’oeuvres picturales minimalistes d’une sublime beauté, entièrement composées par les traces de leurs gestes de mangeur sur le fond blanc immaculé de leurs assiettes. Et puis, pour que le lecteur puisse recomposer la matière manquante, dans la troisième partie de l’ouvrage sont donc publiées, les recettes correspondantes à ces photos mystérieuses, la mémoire objective du plat, verbalisée avec des mots écrits.

Et donc, entre les photos des cadavres des plats d’un côté et les recettes écrites de l’autre par les chefs, ne reste plus au lecteur qu’à mettre simultanément en branle son cerveau et ses papilles, pour reconstituer dans son imaginaire le goût du plat, sans rien à se mettre sous la dent. Le livre s’intitule « Servez citron. » et, croyez-moi, il donne un sérieux coup de frais et d’acidulé au monde de l’édition des livres sur la gastronomie.

« Servez citron. », texte de J.-C. Lebensztejn, photographies de Éric Poitevin, recettes de Michel et César Troisgros / Éditions Macula / 45€

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