Qu’il ait été dry ou non, january est maintenant terminé. Il est donc temps de découvrir, grâce à la BnF, l’étonnant ouvrage Petits et grands verres : choix des meilleurs cocktails, dans une édition de 1929. Non seulement on y apprend que les cocktails ont voyagé, mais les illustrations de Jean-Emile Laboureur nous en rapportent également toute l’élégance liée à ces boissons par essence créatives. Alors, ce sera quoi pour vous, sherry cobbler, mint julep, green devil ou pick-me-up ?

Emprunté à l’anglais, le terme « cocktail » a d’abord désigné des chevaux de course dont on avait sectionné un muscle de la queue pour que celle-ci se dresse comme les plumes des coqs. Parce que ces chevaux étaient toujours des bâtards, le terme a progressivement désigné ce qui relève d’un mélange. Le sens de « boisson composée » apparaît au début du XIXe siècle aux États-Unis, où les cocktails, le plus souvent alcoolisés, sont particulièrement appréciés. Leur popularité gagne bientôt l’Europe. Chaque soirée, bal, banquet comporte désormais son barman. Presque tous les casinos des villes d’eaux et des stations balnéaires disposent d’un « bar américain ». L’Exposition universelle de 1889 accélère un succès qui se faisait déjà sentir depuis une quinzaine d’années. Les journaux aiment à citer ces breuvages qui ont alors toute la saveur de la nouveauté : sherry cobbler, mint julep, pick-me-up, etc.
Dans les années 1920, la mode des bars à cocktails se trouve encore confortée par la prohibition américaine : barmen et clients expatriés trouvent en Paris un lieu privilégié de fête, célébré notamment par Ernest Hemingway. L’introduction de Petits et grands verres : choix des meilleurs cocktails, publié en 1927 avec dix gravures hors-texte de Jean-Emile Laboureur (1877-1943), témoigne de cet engouement pour les bars américains ou pseudo-américains, qui attirent les amateurs de chevaux, les sportifs et les artistes aux Champs-Elysées, aux alentours de la gare Saint-Lazare, à la Madeleine, sur les Grands Boulevards et jusqu’à la Rive Gauche. Le livre dépeint, avec déjà quelques accents nostalgiques, ces lieux comme « des endroits charmants, assez intimes, peu encombrés. Les petites pochettes de soie, formant drapeau, égayaient les étagères où s’alignait la verrerie, et de fraîches branches de céleri fleurissaient de leur verdure les luisants comptoirs d’acajou ».

Mais c’est aussi à domicile que se préparent de plus en plus les cocktails, raison pour laquelle Petits et grands verres livre quelques recettes à réaliser chez soi. Aucun matériel spécifique n’est nécessaire : « Nous avons dégusté d’excellents cocktails qui n’étaient point frappés dans le double gobelet (shaker) mais simplement brassés dans un grand verre à demi rempli de glace en morceaux ». Cocktails au gin, au whisky, au rhum, au cognac, mais aussi juleps, punchs glacés, punchs chauds, coupes diverses (coupes de champagne, coupes de bordeaux aux cerises, coupes de cidre…).

Les recettes de cocktails sans alcool, comme le cocktail à la fraise ou le « cocktail à la douce » (recommandé pour les réunions d’enfants, composé de jus d’orange, de quelques gouttes de liqueur amère et d’épices), les limonades et les orangeades finissent d’étancher la soif du lecteur. Quelques précieux conseils sont dispensés : ainsi, le « diable vert » ou green devil ferait naître une « aimable animation » et n’entraînerait, contrairement à d’autres rafraîchissements, aucun sentiment de dépression post-dégustation.

Les illustrations qui ornent l’ouvrage sont réalisées par Jean-Emile Laboureur (1877-1943), artiste graveur qui, à partir de 1903, voyage hors de France, en particulier en Angleterre et aux Etats-Unis, entre Philadelphie, Pittsburgh, New York, Boston et Washington. Après avoir enseigné la gravure à New York, Laboureur rentre en France. A partir de 1911, il développe un style inspiré du cubisme. A l’instar de Bar en Pennsylvanie (1914), plusieurs de ses œuvres montrent ses contemporains campés en silhouettes fines et anguleuses, dans des lieux de consommation quotidienne : grands magasins, cafés, pâtisseries.

La vogue du cocktail n’est pas du goût de tous. En 1929, dans le Bulletin de l’Académie nationale de médecine, Georges Guillain, médecin neurologue, alerte sur la nocivité de ces boissons lorsqu’elles sont consommées avec excès. Alors que la prévention contre l’absinthe semble avoir porté ses fruits auprès des classes populaires, un autre fléau menace : « Depuis la guerre, l’alcoolisme mondain a pris une extension de plus en plus grande et l’intoxication par les boissons dites cocktails devient de plus en plus sérieuse. Cette intoxication sévit spécialement dans la classe sociale riche, elle existe chez les hommes, chez les femmes, chez les jeunes gens. Elle a contaminé tous les milieux mondains, depuis les viveurs qui fréquentent les grands bars jusqu’aux hommes et aux femmes en apparence les plus pondérés dans leurs goûts et leur genre. »

C’est que le buveur de cocktails « souvent en boit plusieurs, le matin à jeun avant son déjeuner, dans le milieu de la journée, avant son dîner, le soir aussi. Jamais autrefois un jeune homme ou une jeune femme n’aurait bu du gin, du whisky comme apéritifs. Et pour les hommes qui fréquentent les bars, la ration n’est pas chaque fois d’un seul cocktail, mais souvent de plusieurs consécutifs. » Les barmen encouragent la consommation en servant avec chaque commande « des cacahuètes, des amandes, des olives, des pommes de terre frites, des galettes salées, des grains de café récemment torréfiés. »

Le médecin liste les désastreuses conséquences qu’il observe chez ses patients : graves troubles neurologiques, crises épileptiques, insomnies, cauchemars, dépression, inaptitude au travail intellectuel, mais aussi problèmes hépatiques, accidents automobiles ou risques pour leur progéniture. Sa mise en garde se conclut néanmoins sur une note d’espoir : les jeunes gens favorisés sauront entendre ces alertes et se défaire d’une « habitude mise à la mode par un snobisme mal compris ».
Le développement récent, dans les restaurants gastronomiques, du soft-pairing, autrement dit des accords mets-boissons sans alcool, serait peut-être aujourd’hui de nature à rassurer le neurologue.
*Isabelle Degrange, Chargée de collections en Gastronomie à la Bibliothèque nationale de France
Feuilletoir ci-dessous :
Pour aller plus loin :
Les boissons américaines ou La manière de préparer les coktails [sic], cobblers, coolers, crustas, daisies, egg nogs, fixes…, Niels Larsen, P. Lamm, 1899. En ligne.
J.-E. Laboureur : estampes, dessins, livres illustrés. Exposition, Paris, Bibliothèque nationale, mars-avril 1954, Bibliothèque nationale, 1954. En ligne.
Découvrez l’œuvre numérisé dans Gallica de Jean-Emile Laboureur (1877-1943), graveur sur bois, au burin et en taille-douce.
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