Alors que Paris s’apprête à recevoir le monde entier à sa table pendant les Jeux olympiques, la BnF vous propose de découvrir un ouvrage de 1893, Paris qui consomme, d’Emile Goudeau et Pierre Vidal. Verre en terrasse ou déjeuner à la tour Eiffel, cornet de frites à la sauvette ou five o’clock tea dans de confortables salons : partez à la découverte des lieux que peuplaient alors gourmandes et gourmands de la capitale.
Publié en 1893, riche de cinquante et une planches en couleurs réalisées par Pierre Vidal, Paris qui consomme d’Emile Goudeau (1849-1906) dresse un panorama pittoresque des habitudes des Parisiennes et Parisiens de la fin du XIXe siècle. Textes et illustrations croquent sur le vif toute forme de dégustation, du sein de la nourrice offert au bébé dans le Jardin des Tuileries au dernier verre de rhum du condamné à mort, de la fontaine Wallace au sacro-saint apéritif, de la vacherie du Pré-Catelan, où l’on vient alors consommer du lait frais, au bouillon Duval, où l’on déjeune au coude à coude, sans nappe, mais pour une somme – déplore l’auteur – plus rondelette que par le passé.
À quatre heures de l’après-midi, afin de s’isoler de la foule des grands magasins, on déguste, sur un comptoir de marbre opportunément installé entre les rayons « tapis » et « literie », un rafraîchissant « groseille-grenadine-orgeat ». A cinq heures, c’est l’heure du thé, servi sans sucre, avec une tranche de citron ou d’orange, et accompagné de gâteaux spéciaux arrivés de Londres – crumpets, muffins, plumcakes. Choux garnis de crème, panettone, friandises, fruits et même timbales de macaronis ou bouchées de foie gras peuvent venir agrémenter – et alourdir – ce five o’clock tea.
À cinq heures toujours, mais en été seulement, commencent les préparatifs des dîners sur l’herbe. « Manger sur l’herbe est un de ces rêves qu’avec le plus d’ardeur couve le Parisien. Il faut, pour le réaliser, la complicité du ciel. » La composition du pique-nique est fonction du rang social : les plus fortunés, qui n’auront pas à assurer la logistique, se régaleront de grands pains garnis d’omelette à la truffe, à l’artichaut ou au lard, de saucissons, pâtés, viandes froides, poulets, puddings, gâteaux et salades fraîches, arrosés de vin et de champagne ; les bourgeois achemineront viande froide, bouillon peut-être, œufs durs et bouteilles de vin résistantes à la marche. Pour ceux qui, au sol, préfèreraient les hauteurs, le restaurant de la tour Eiffel est tout indiqué, bien que l’addition y soit aussi élevée que le monument.
Le « restaurant à dix-sept sous » est plus abordable. En dépit de ses prix doux, il propose un menu digne des meilleurs établissements : saumon sauce verte, côte de veau à la milanaise, lièvre en civet, filet de chevreuil poivrade. Ne vous y trompez pas, alerte Goudeau, on y sert les restes des grands dîners de la veille, les maîtres-queux et les chefs revendant à vil prix ce qui n’a guère été touché dans les palais ou restaurants de nuit. Les noctambules ne sont pas oubliés, au rang desquels se pressent les badauds du 14-Juillet, qui emplissent les terrasses de musique et de danse.
L’attention qu’Emile Goudeau (1849-1906) accorde aux cafés, « assommoirs » et restaurants en tout genre ne tient pas au hasard. Journaliste et poète, figure emblématique de la bohème, il est le fondateur de plusieurs mouvements littéraires qui, avant même de donner lieu à des publications, prennent chair dans ces lieux de sociabilité. Le Club des Hydropathes, qu’il fonde en 1878, est à la fois un cercle d’écrivains, un cabaret artistique et un journal. Goudeau participe également, avec Rodolphe Salis, à la création du cabaret (1881) puis de la revue du Chat noir (1882). Autour de lui, gravitent Sarah Bernhardt, Charles Cros ou Alphonse Allais. L’histoire littéraire et artistique s’écrit et s’incarne dans ce théâtre parisien où l’on trinque et festoie.
S’inscrivant dans la tradition des Tableaux de Paris de Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), cité en exergue, Paris qui consomme est un livre pour bibliophile, tiré à cent trente-huit exemplaires. Le peintre, graveur et illustrateur Pierre Vidal (1849-1913 ?) y immortalise, au gré de ses pérégrinations dans la capitale, petits commerçants, grands bourgeois, excentriques ou marginaux. C’est lui qui signe également les illustrations de La Vie des boulevards : Madeleine-Bastille, dont un chapitre est dédié aux cafés et restaurants (1896), et le somptueux Paris qui crie. Petits métiers (1890), où se côtoient le marchand de coco (mélange d’eau, de citron et de jus de réglisse) portant sa fontaine sur le dos, la marchande de café noir, installée sur les quais de Seine, ou le marchand ambulant de glaces.
Pierre Vidal est attaché au Cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale à partir de 1876. On ne sera donc guère surpris de compter la buvette de la Bibliothèque dans cet inventaire minutieux des lieux de consommation parisiens.
En une belle mise en abyme, Emile Goudeau croit apercevoir dans la dite buvette « le monocle inquisiteur de Pierre Vidal lui-même, pris en flagrant délit d’observation et de préméditation de dessin» : peut-être s’agit-il bien du personnage représenté au fond à droite de l’image… Gourmandise et bibliophilie font bon ménage, comme en témoigne ce savoureux extrait, véritable tranche de vie de la Bibliothèque Nationale d’alors : « On a fini […] par s’apercevoir que, sur mille personnes qui viennent passer leur journée à la Bibliothèque Nationale pour travailler, il pouvait peut-être s’en rencontrer quelques-unes qui, à midi, seraient prises de faim et éprouveraient le besoin de consommer, vivement et sans s’éloigner des livres, le sommaire et rapide déjeuner de l’homme de travail. Sans doute la vraie consommation, à la Bibliothèque, c’est la tranche d’in-folio, l’émincé d’in-quarto, l’escalope d’in-octavo; le feuilleté d’in-douze. Les consommateurs sont de tout âge et de tout rang : jeunes filles et vieux savants, étudiants ou futurs archevêques ; mais tous manifestent le même appétit pour ingurgiter les chapitres avec une hâte fébrile. Ils avalent terriblement. La salle de travail est pour eux le Café Anglais ou le Bouillon Duval de l’esprit. Le cerveau dûment gavé, certaines inquiétudes se font sentir du côté de l’estomac. Pour les affamés physiques on a établi, dans le grand asile intellectuel, un compartiment séparé et à l’épreuve du feu. C’est là que, debout devant un petit bar, ou assis à l’une des cinq tables qui permettent un maximum de vingt consommateurs, on applique l’axiome : il faut manger pour vivre ; axiome qui se résout ici par une addition d’un franc soixante. »
*Isabelle Degrange, Chargée de collections en Gastronomie (département Sciences et Techniques) à la Bibliothèque nationale de France
Et voici le feuilletoir :
Pour aller plus loin :
– Émile Goudeau, Dix ans de bohème, introduction, notes et documents par Michel Golfier et Jean-Didier Wagneur, avec la collab. de Patrick Ramseyer. Seyssel : Champ Vallon, 2000.
– Laurent Portes et Jean-Didier Wagneur, avec la collaboration de Françoise Cestor, Les Petits Paris : promenade littéraire dans le Paris pittoresque du XIXe siècle. Paris : BnF éditions, 2019.
– Jean-Didier Wagneur, « Emile Goudeau ou la vie de bohème », Le Matricule des anges, no 18, décembre 1996. En ligne.
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