En cette période de fêtes, on vous emmène en Aveyron, plus précisément Place de l’église, à Bezonne, à 14 km au nord de Rodez. C’est ici, en plein cœur d’une terre de contrastes et de contemplation, que Alix et Antonin Pons-Bellegarde ont ouvert, à l’été 2022, leur Table 42. Alimentarium, restaurant, librairie, épicerie, boulangerie, caviste : un projet qui rebat toutes les cartes typologiques sans jamais oublier son centre, celui d’un cercle de 42 km à la ronde, limite locavore qui devient une invitation à (se) nourrir des rêves sans fin.
Éloge de la Rencontre
Ce jour-là. Un dimanche ensoleillé de la fin du mois de septembre. Nous avions rendez-vous pour découvrir le brunch de cette table dénichée sur l’application des fondus de vin nature Raisin. À notre arrivée, Antonin nous attend devant ce corps de ferme familial, la maison natale de sa mère, avec ses poutres apparentes et ses pierres brutes. L’accueil à l’aveyronnaise et le début d’un temps qui cessera de défiler.
L’anthropo-géographe conte le projet autant qu’il fait visiter : une majestueuse table en chêne, héritière du mobilier rouergat et fruit d’un charpentiste d’exception, magnifie le bois récupéré sur place et accueille, chaque soir, le dîner d’une dizaine de convives. Plus loin, le meuble de la grand-mère, dernière commerçante du village, abrite aujourd’hui le pain confectionné sur place dans l’épicerie-boulangerie. À la question sur la symbolique des 42 km, Antonin nous rappelle qu’elle mêle histoire et spiritualité : « distance maximale pour l’infanterie, limite prônée par l’Église pour préserver l’âme des pèlerins du poids du corps ». Écho à l’infini et au sens de la vie dans Le Guide du voyageur galactique de Douglas Adams (qui a aussi écrit Le Dernier Restaurant avant la fin du monde), ce chiffre devient une invitation à explorer un rayon où l’effort rejoint l’imaginaire.
Avant de découvrir notre espace, la cuisine ouverte révèle Alix, la chef-chercheuse. Empreint de ses origines indienne, espagnole et catalane, son sourire incarne à lui seul la puissance de l’attention et de l’humilité, ce mot qui, s’il fallait le rappeler, partage ses racines étymologiques avec « humain » et « humus ». En cuisine ce jour-là pour l’épauler, Kostadis et Sihem. Lui, originaire de Patras, est aussi marionnettiste. Ils font partie des six visages qui œuvrent aux côtés d’Alix et Antonin. Le sentiment qui m’envahit est celui d’un retour chez des amis de toujours. Un lieu qui accueille, qui apaise, où chaque détail semble murmurer une douceur discrète, presque maternelle.
Le rythme du vivant
À la lumière des bougies, les victuailles magnifiées s’offrent à nous, dressées sur notre table avec une simplicité qui exalte leur beauté. « Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses », écrit Tanizaki dans son Éloge de l’ombre. Ces substances sont ces ferments issus des 42 kilomètres. Le silence de la (re)découverte. Les mots manquent. Dans un élan presque cérémonial, on prend conscience. Les produits, la terre qui les a vus naître et ceux qui les ont façonnés. La fusion de la densité du fromage blanc non battu de Florian et Amandine du Gaec du Bez s’entremêlant à l’onctuosité enveloppante du miel en brèche de l’Abeille noire ou le gouleyant Nadalet du domaine Le Verdus (mansois).
Alix, Sihem, Kostadis et Antonin
Elle, lui, eux, leurs voyages et tous ceux qu’ils ont embarqués dans cette folle aventure. Après 20 ans de vie nomade à parcourir le monde, Antonin confie : « Ma terre natale m’a rappelé à quel point elle était belle. » Noël 2021 marque un alignement de planètes : l’achat de ruines attenantes à la maison principale, l’évacuation de 33 bennes de déchets « ça peut toujours servir, à l’aveyronnaise », plaisantent-ils, puis des travaux. Ce qui ne devait être qu’une table éphémère, presque improvisée avec un simple four domestique, ouvre officiellement en août 2022. « Le projet nous a faits, ce n’est pas nous qui l’avons fait », expliquent-ils. « Le resto a émergé de lui-même. »
Explorer les liens entre sciences sociales et cuisine en étudiant et en archivant le paysage comestible et les imaginaires liés à l’alimentation, voilà leur raison d’être. Ce dimanche, une délicieuse fouace aveyronnaise, cette couronne beurrée réservée aux jours de fête, notamment à la fin des moissons, prend vie. Suivant la recette de madame Mercadier, immortalisée par l’INA, elle renaît ici, entre les mains d’Alix, entrelaçant savoir-faire et poésie. Des mains d’Alix naissent des merveilles. Que dire de ce velouté de potimarron, poudre de gaillet, gratteron torréfié, pointe d’huile de colza et son sel de navet. Oublier la théorie, ici le ferment ludifié s’explore autant qu’il se déguste.
Pour Alix, « faire avec le temps » est bien plus qu’une philosophie. Issue d’un riche métissage culturel, elle a grandi dans les Pyrénées-Orientales, dans une maison où la cuisine était partage et amour. « Quand mes parents recevaient, ma mère se mettait une pression folle », se souvient-elle, marquée par cette générosité. Dans ses inspirations, on trouve pêle-mêle une passion pour le riz espagnol, les techniques de séchage des Îles Féroé où ils ont vécu, les épices parfumées de la cuisine moyen-orientale, et, surtout, les limites.
Fertiles, comme le rythme des saisons, ces contraintes deviennent pour cette magicienne autant d’opportunités de créer, de composer et de repousser l’horizon. « Ce qui m’amuse avec la lactofermentation de la tomate verte, par exemple, c’est qu’elle ne peut pas durer trop longtemps », explique Alix. « Après trois semaines, une fois mixée, le goût rappelle celui des olives Lucques, gorgées d’huile d’olive. » Les Japonais ont inventé l’umami, elle a inventé l’infini. À la table 42, ce n’est pas la cuisine qui impose son tempo, mais le vivant.
Radicalité accessible
38 euros, c’est le prix de ce brunch sans étiquette (64 euros pour le déjeuner, 104 à 134 euros pour le dîner avec accords mets et vins). La radicalité se révèle aussi dans d’autres gestes simples : offrir le café aux voisins pour préserver l’esprit de l’épicerie de village, ou réunir autour d’une carte 100% nature, un magnat du pétrole et un magnétiseur, assis à la même table.
Le fermenté, c’est « la culture qui se dépasse elle-même », nous rappelle Antonin en citant Levi-Strauss. Autour de cette grande tablée, les frontières s’évanouissent. Le centre se redessine, l’isolat devient un épicentre des possibles. Les rôles s’effacent, les certitudes vacillent, et chacun trouve sa place dans une horizontalité qui retisse les liens.
Décarboner, déverticaliser, déchronométrer, destandardiser : ici, on réenforeste les imaginaires, on réenchante les possibles avec une transcendance discrète et puissante.
En quittant le lieu, j’ai emporté avec moi les restes de la fouace. J’en ai savouré chaque miette avec toute la lenteur d’une gourmandise qu’on voudrait éternelle. La table 42 c’est cette empreinte indélébile, qui vit en soi, à l’infini.
Table 42, toutes les informations ICI
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