Hospitalité Voyage à Naples

Les mains dans la pâte

14.04.17

Naples a une image de capitale déchue. Elle fut pourtant la plus grande ville européenne de la modernité avec Istanbul et Paris, le berceau de l’illuminisme italien et la première république à suivre la Révolution française, même si de façon éphémère. Elle est aujourd’hui synonyme de Camorra ; miroir de tous les problèmes italiens, elle est détestée par tous ceux qui se voilent la face. Mais Naples a fortement contribué à la construction de l’identité italienne, très centrée sur l’alimentation.

Les pâtes, la pizza, la tomate, la mozzarella et le café sont des produits marqués d’un « Made in Naples » devenus les symboles de la cuisine italienne, aussi bien à l’étranger que dans la botte. Pour vous conter cette histoire succulente, je vous propose une balade dans la péninsule de Sorrente, partie sud de la baie de Naples, où production agricole, industrie et tourisme se mêlent en un puzzle compliqué, avec l’île de Capri comme toile de fond. Sautons pour une fois les antipasti et commençons par les pâtes. Un pluriel de la langue française fort à propos car le mot pasta recouvre une grande diversité de produits. La distinction fondamentale se fait entre les pâtes fraîches, à base d’œufs et, en général, farine de blé tendre, et les pâtes sèches, faites de semoule de blé dur et d’eau. Les premières sont les plus anciennes — on en trouve des traces déjà dans les livres de cuisine de la Grèce ancienne — et sont répandues dans toute la Méditerranée (les raviolis de Nice, pour rester en France).

Mais étant fraîches, avec tous les problèmes de conservation et transport que cela posait jusqu’au siècle dernier, elles sont restées confinées à la consommation familiale et festive. Elles jouent aujourd’hui un rôle marginal dans les foyers, tout en se faisant l’expression des identités locales dans une partie de la resuration : tortellini à Bologne, cappeletti en Romagne, tortelli à la courge à Mantoue, anolini à Parme…

types de pâtes
Il existe encore près de 200 variétés de pâtes

Petite histoire de la pasta

Les pâtes sèches ont une autre histoire. Non, elles n’ont été pas ramenées d’Extrême Orient par Marco Polo : la production de « maccheroni » est attestée en Europe avant son voyage. Ces « faits alternatifs » sont le fruit d’une narration bâtie en 1928 par le Macaroni Journal, organe de l’industrie des pâtes américaines, pour effacer le lien trop étroit avec la communauté italienne. Un peu comme si l’on soutenait aujourd’hui aux Etats-Unis que les tacos sont en réalité une vieille recette arrivée avec le Mayflower.

Le berceau des pâtes sèches, c’est la Sicile arabe du XIIème siècle. Si le savoir-faire se diffuse un peu dans les siècles qui suivent, la taxonomie alimentaire utilisée pour désigner les habitants des différentes régions italiennes perdure : « mange-navet » pour les Lombards, « mange-haricot » pour les Florentins, « mange-feuille » (au sens de légumes feuilles) pour les Napolitains et « mange-macaroni » pour les Siciliens.

Ce n’est qu’au XVIIème siècle que la pasta asciutta s’impose à Naples : la technologie qui s’est améliorée au fil du temps vient à la rescousse de la ville de plus de 300 000 habitants qui fait alors face à une crise alimentaire, produit de la croissance démographique et de conditions climatiques difficiles. Les pâtes conquièrent d’abord tout le royaume de Naples. Puis, avec l’unification de la botte en 1860, un nouveau marché s’ouvre. « L’Italie est faite, il faut faire les Italiens » dit alors le comte de Cavour, et les pâtes participent à cette construction.

Très rapidement spaghetti et rigatoni s’imposent dans les assiettes, avant même l’unification linguistique. Dans les cent ans qui suivent, 26 millions d’Italiens émigrent à l’étranger, entraînant dans leur sillage la création de routes du commerce qui nourrissent leur nostalgie du pays. Paradoxalement, pour certains provenant de régions pas encore conquises par les pâtes sèches, c’est l’émigration qui les introduit dans leur régime. Nourriture nostalgique mais imaginaire.

Gragnano, grand cru de la pâte

La production se développe au sud de Naples, à Torre Annunziata, le port qui réceptionne le blé en provenance de Sicile et des Pouilles — ou d’ailleurs, selon les aléas climatiques et les cours internationaux. Ainsi qu’à Gragnano, petite ville accrochée aux Monti Lattari, la chaîne montagneuse séparant la baie de Naples de celle de Salerne, qui grâce à ses sources d’eau et aux courants d’air qui la traverse (important pour le séchage) devient le grand cru de la pâte.

La pâte n’en est pas pour autant un produit « local ». Les ateliers de Campanie s’enrichissent par exemple de technologies mises au point à Marseille. Ou encore s’approvisionnent en blé cultivé en Crimée, notamment la variété Taganrog, la plus prisée pour la production de pâtes — une variété malheureusement victime du chaos post-révolutionnaire qui nous laisse sur notre faim, comme les vins pré-phylloxériques dont nous ne connaîtrons jamais le goût.

Fabrique de pâtes Brogi, Carlo (1850-1925)
Fabrique de pâtes Brogi, Carlo (1850-1925)

Au cours du XXème siècle, les pâtes deviennent une nourriture globalisée, présente dans l’alimentation de presque toutes les cultures. La cuisson al dente avance plus lentement pour ne gagner le nord de l’Italie que dans les années 1980. Naples n’est plus le centre de la production mais l’attachement symbolique demeure. Ainsi, la ligne premium de l’actuel leader du marché, Barilla, porte le nom d’une vieille marque napolitaine : Voiello, la pasta di Napoli. Et s’il y a un napolitain à table, ce sera à lui de décider quand sortir les pâtes de l’eau pour qu’elles soient al dente.

À Gragnano, la production ne s’est jamais arrêtée. Elle est restée relativement artisanale, par manque de moyens, mais elle a fait de cette faiblesse un atout en bâtissant une niche de marché auprès des consommateurs avertis, souvent napolitains. L’IGP Pasta di Gragnano voit le jour en 2003, qui garantit un tréfilage au bronze, l’utilisation de l’eau locale et un séchage lent. Pas d’obligation sur la provenance du blé en revanche, un sujet qui fait débat parmi les producteurs, entre ceux qui ne jurent que par les blés italiens tel le Pastificio Gentile qui se fournit dans les Pouilles, et ceux comme Faella qui mélangent des blés de différentes provenances afin de reproduire chaque année le même goût. Difficile pour moi de trancher, ce sont mes deux producteurs préférés.

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200 variétés de pâtes

Si Gragnano a une histoire séculaire et un savoir-faire qui a su évoluer avec le temps, elle n’a pas pour autant l’exclusivité de la qualité. Tout proche, à Torre Annunziata, se trouvent les pâtes Setaro, dans les Pouilles le Pastificio Cavalieri, dans les Abruzzes Cavalier Coco, dans les Marches Mancini, qui transforme seulement son propre blé… Parmi les 200 variétés de pâtes qui existent encore actuellement (elles étaient 600 au début du XX ème siècle), chaque maison a ses spécialités.

De quoi entretenir encore longtemps les débats qui animent toute table napolitaine qui se respecte. Comme ce repas auquel j’avais convié une amie milanaise étudiante en art. C’était il y a 30 ans et s’y trouvait la fine fleur de la scène artistique napolitaine. La discussion savante et enflammée eut pour objet… les spaghetti aglio e olio (ail et huile), la plus simple des préparations.Tout y passât : technique et temps de cuisson, choix du producteur et du format de pâtes… Si mon amie resta sur sa faim, artistiquement parlant, ce moment m’éclaira sur la liaison joyeuse, mais non moins sérieuse, que les napolitains — moi inclus — entretiennent avec la pasta.

Image encyclopédie des pâtes : Chasing Delicious

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