Culture food À lire (ou pas)

Savoir enfin qui nous buvons

12.01.16

Au départ, il y a un spectacle. Une épopée de sept heures pendant laquelle l’acteur, auteur, raconteur et buveur  Sébastien Barrier nous fait partager la découverte qui a changé sa vie : le vin nature et  les vignerons qui le font. Comme les fées autour du berceau, ou les nains autour d’une blanche-neige bipolaire, sept vigneronnes et vignerons de la vallée de la Loire (les couples comptent pour un), producteurs de vins naturels « sans saloperies dedans »  vont faire renaître Sébastien Barrier polytoxicomane dépressif à la vie, au plaisir, à la joie y compris celle de boire, beaucoup certes mais beaucoup mieux.

Savoir enfin qui nous buvons est le récit truculent d’un homme débordant d’amour, d’un type habité d’une parole extraordinaire qui cultive l’art de la cuite avec une élégance rare et partage sans compter ses ivresses (sans sulfites). Un homme fait sienne la phrase de Robert Filloux « l’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » et au passage permet de la comprendre vraiment !

De ce  spectacle fleuve, et sous l’impulsion de Catherine Blondeau, directrice du Grand T à Nantes, est né un livre éponyme. Orateur, improvisateur hors pair, on pouvait raisonnablement se demander comment opérerait le passage à l’écrit. Tous les doutes sont levés, on a à faire à un grand auteur.  Savoir enfin qui nous buvons, le livre raconte la genèse du spectacle sans les digressions, ce qui en fait un ouvrage de 243 pages et permet de rester concentrer sur le récit. On suit avec délice le chemin parcouru entre la cuite mémorable fondatrice et la réalisation du spectacle, au fil d’un road trip ligérien.

L’objet se présente sous la forme d’un  livre rouge, qui ressemble au zap book en papier recyclé, ces cahiers de brouillons que l’on traîne dans un sac pour y noter tout ce qui nous vient. Édité chez Actes Sud, dont on sait le goût pour les objets atypiques, il est magnifiquement illustré par Benoit Bonnemaison-Fritte dit « Bonne frite » et les portraits photographiques de Yohanne Lamoulère ingénieusement mis en page par Agnès Dahan.

Les mots en -tion © SB

Tout commence par un carnage biture mémorable. Une véritable tentative d’homicide commise par l’auteur sur lui-même, manière d’en finir avec une vie, celle du personnage qu’il joue alors, de festival de rue en théâtres en tous genres et qui répond au nom de Tablantec. Tablantec ressemble à un pêcheur breton, et colle à la peau  de son auteur qui voudrait s’en débarrasser. C’est à la faveur de la rencontre avec un ogre, un vrai avec un ventre énorme, une houpette sur le sommet du crâne et, souvent un tablier de cuisine sur sa chemise à carreaux, Antony Cointre et d’une autre cuite mais celle là entièrement « naturelle »  que le destin de Tablantec va se régler et l’auteur Sébastien Barrier se révéler. En effet Antony Cointre invite Tablantec à se produire dans un salon viticole Vini Circus, où se retrouvent les vignerons  « natures ».

La rencontre est décisive. Le spectacle est raté, en queue de comète, expression poétique pour parler de la gueule de bois : « Antony me livre un bilan d’une sincérité peu commune  – ben dis donc, c’est vraiment de la merde aujourd’hui ! Puis toujours aussi encourageant : « mais on s’en fout tu reviendras tu feras mieux. Allez va faire un tour à côté et goûter quelques canons, quitte à être venu ».  Une philosophie fondatrice dans le parcours. Les « canons » qui vont suivre vont couronner de succès la rencontre avec ce nouveau breuvage, le vin naturel, qui a sur Sébastien un effet extatique. « On boit, on boit, on boit. » Et le lendemain chante.

«Tout en moi se relie, me semble cohérent, les souvenirs de la veille émergent et s’assemblent sans aucun problème, je me sens encore poussé par une force puissante et à la fois un peu vidé de l’avoir accueillie, j’ai l’impression d’une fin de galop à cru sur un énorme percheron qui entamerait le freinage en continuant d’avancer sur son erre, je suis encore un peu remué, mais plutôt  alerte, voir hyperactif , voire animé d’une irrépressible envie de parler, anormalement confiant ».

Non, il n’est pas sous ecstasy mais c’est une queue de comète « nature » que l’auteur nous décrit. De bouteilles en salons vinicoles -il faut savoir que Sébastien est souvent payé en bouteilles de vins lors de ses prestations-, de rencontres  en confessions avec les uns et les autres, vient l’idée de faire le portait de ceux qui lui ont en quelque sorte sauvé la vie. Avec insolence et pudeur. Lorsque Sébastien pense avoir été trop loin en révélant par exemple en public la solitude de l’un d’eux, et s’excuse auprès de lui , celui-ci lui répond « Bien sûr que tu peux dire que je suis seul. D’abord c’est plutôt beau ta façon de l’amener, et puis surtout c’est vrai : je suis seul. »  Bon sens, une fois encore. Sébastien trouve dans les vignerons les plus ferventes amitiés, celles à qui on raconte ses déboires amoureux, chez qui on peut débarquer en larmes et qui vous redressent gaiement. Et  les vignerons trouvent chez lui  un porte-parole hors norme, un véritable missionnaire du vin naturel.

Sa méthode de conversion est imparable, on boit, on boit , on boit. «Ce soir-là, une fois encore, le miracle se produit. Au troisième verre, ces présupposés culturels s’effritent les uns après les autres. Les discussions sont vives, pleines d’humour, on se renseigne sur l’autre, on n’hésite pas à se raconter ». On se parle, on se touche, on fait tomber les barrières sociales, et surtout pas de barre le lendemain !  Savoir enfin qui nous buvons raconte  la fabrique d’un spectacle et celle du vin qui révèlent beaucoup plus de similitudes que l’on imaginerait. Les parcours d’hommes et femmes passionnés, généreux, extraordinairement doués à la vie.

C’est un livre débordant de poésie et d’amour qui incite, il est vrai à boire, mais autrement. Le  genre de bouquin qui remonte n’importe quel moral même au plus profond des chaussettes. Tout au long du spectacle, on déguste 3cl dans l’ordre : le  rosé pétillant de Pascal Potaire et Moses Gadouche, puis le muscadet de Marc Pesnot, le sauvignon de Noëlla Morantin, le Gamay de Thierry et Jean-Marie Puzelat, celui des Carroget, le chinon de Jérôme Lenoir et pour finir le Mama Rosa d’Agnès et René Mosse.  On peut accompagner sa lecture de même !

Toute l’année 2016, le spectacle est sur les routes et il y a de grandes chances pour qu’il passe près de chez vous. A consommer sans modération!


« Savoir enfin qui nous buvons » par Sébastien Barrier.
Le livre aux éditions Actes sud,
322p, 60 iconographies, 35€.

 

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