Chronique Modes alimentaires

Partie de campagne

13.04.16

Mon arrière-grand-mère avait institué une bizarre tradition de Pâques. Une façon de rassembler la famille au sens large, des degrés de parenté les plus éloignés aux voisins d’hier et d’aujourd’hui. À sa manière, Margot était moderne car cela incluait aussi ceux qui, du fait d’un divorce ou d’une séparation, ne faisaient théoriquement plus partie de la famille. Je craignais toujours de me retrouver face à un des mes ex.

Chaque année, on se réunissait autour d’un repas et on mettait à jour la biographie des uns et des autres. Certains ne sont venus qu’une fois, pour satisfaire leur curiosité ; d’autres revenaient régulièrement. Je n’en ai raté que quelques-uns et je le regrette encore.

Margot avait le contrôle absolu. Dans les dernières années elle ne cuisinait plus. Mais elle supervisait, implacable, le travail des autres. Celui des femmes bien sûr, les hommes prendraient la relève le lundi de Pâques pour la grillade, petits joueurs, parce qu’on le sait bien : on nait rôtisseur, mais on devient cuisinier.

Le menu ne variait pas, même si mon père prétend qu’il a connu des modifications, au gré des apports des uns et des autres. Terrine de fressure d’agneau, asperges et œufs (peut-on imaginer couple plus heureux ?), cabri aux petits pois, gigot d’agneau aux artichauts et campanile (un gâteau que j’ai retrouvé en Corse, où pourtant nous n’avons pas de racines ; contribution d’un voisin probablement…). Sans oublier le pain pascal. Mangez avec le pain, nous criait Margot, qui craignait toujours que le companage (mot désignant tout ce qui se mange avec le pain, témoin d’un temps où ce dernier était, avec le vin, le cœur de notre alimentation) ne soit pas suffisant.

Le mot d’ordre était de se gaver et elle nous resservait copieusement sans attendre notre assentiment. Personne n’osait la contredire ; même ses fils, grands et gros, devenaient des poussins face à elle. Elle avait vécu deux guerres, subi l’occupation et fait partie de la résistance, traversé toutes les turbulences familiales et connu la faim (la légende dit que même les chats elle les cuisinait très bien). Elle avait gagné respect et autorité.

Quand elle nous a quitté, nous avons perdu un être exceptionnel, une grande conteuse et une cuisinière hors pair. Et depuis, nous faisons face à un problème de gouvernance.

Une rébellion d’abord : contre l’énorme tâche que représente l’organisation de ce déjeuner, dans une maison un peu délabrée où seule la cuisine est encore en état. On commence à nettoyer et à cuisiner le vendredi, entre femmes. Certaines l’appellent notre chemin de croix. C’est fatigant, c’est vrai, mais j’aime ce moment suspendu dans le temps où l’on peut se souvenir du passé, parler du présent et rêver le futur.

Deuxième point de conflit : avec l’arrivée des beaux jours, la perspective du maillot de bain semble imposer un régime totalitaire fait de privations. On renonce au gras et au sucre dans un carême d’un nouveau genre, après la Pâques celui-là.

Il y a aussi ceux qui voudraient limiter les frais parce que c’est tout de même insensé de dépenser autant pour quelque chose d’aussi éphémère qu’un repas.

Et puis il y a ceux qui sont dégoûtés par les abats. Ceux qui détestent l’idée de manger des animaux trop jeunes. D’autres qui ne mangent de la viande que si elle a un aspect qui ne fait pas penser à l’animal dont elle est issue (les filet-vores je les appelle). Certains qui voudraient manger moins gras, moins sucré ou moins salé. Les végétariens (dont certains, bizarrement, salivent devant le barbecue le lendemain), énervés par les vegans qui mettent un veto à l’omelette aux asperges…

Le jour où quelqu’un a déclaré ne plus manger de dérivés du blé, j’ai regretté de n’avoir pas demandé à Margot sa recette de chat. Cette tradition, j’y tiens mais c’est devenu un vrai casse-tête…

À mon arrière-grande-mère. À toutes les cuisinières du monde. Merci pour le plaisir que vous nous donnez.

Texte présenté lors du festival Penser Manger

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