Analyse Un oeil sur le monde

« Gastro-diplomatie » au Pérou

12.09.14

Classé « meilleure destination gastronomique du monde » en 2012 par le World travel awards, le Pérou joue à fond la carte de la gastro-diplomatie. Un concept que décrypte pour nous Raul Matta, sociologue péruvien et chercheur post-doctoral  à l’IRD, dans le cadre du projet ANR FoodHerit.

On parle depuis quelques années d’un boom de la gastronomie péruvienne, mais ça veut dire quoi exactement ? Il y a plus de chefs?  plus de restaurants? plus d’écoles de cuisine ?
Il y a toujours eu ce goût des péruviens pour sortir, même si c’est pour manger un morceau de poulet ou une assiette de ceviche [poisson mariné, ndlr]. Et aussi de bons restaurants ainsi qu’une cuisine de rue très riche, mais rien n’était formalisé. Aujourd’hui, il existe des classements, des publications spécialisées, des blogs… Il faut dire aussi que dans les années 80, la situation économique et politique était telle qu’on avait d’autre préoccupations que la cuisine. Et puis, au début des années 2000, un certain nombre de cuisiniers péruviens issus des classes supérieures sont rentrés au pays après s’être formés dans de grandes écoles d’hôtellerie européennes. Cela a contribué à l’émergence de grands chefs, dont le plus connu est Gaston Acurio, qui est un peu le pionnier de cette tendance. Du coup, on s’interroge davantage sur notre patrimoine culinaire, il y a un souci de l’esthétique accru, une sensibilisation plus forte à la présentation, l’hygiène, le traitement des produits, leur origine…

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Le chef Gaston Acurio avec Ferran Adria.

Cette gastronomie péruvienne, c’est une mode ou un vrai fait de société ?
Dans les grandes villes et particulièrement à Lima, le phénomène est réel. Mais les chiffres parlent d’eux-même : un tiers de la population vit dans la capitale et c’est aussi là où les gens ont le plus de moyens économiques. La tendance s’est étendue aux endroits touristiques, comme Cuzco. Ailleurs, il y a bien sûr de très bons restaurants mais ils ne sont pas référencés, ce sont surtout de petites adresses populaires que l’on se passe entre connaisseurs. Mais oui, tout le monde parle en permanence de bouffe et de cuisine au Pérou. Et surtout, de plus en plus de jeunes s’intéressent au métier de cuisinier.

Il est devenu légitime ?
Avant, c’était plutôt un métier de serviteur, associé à l’employée de maison, encore très nombreuses dans le Pérou d’aujourd’hui. Et dans un pays machiste comme le nôtre, les tâches féminines étaient peu considérées. Puis de grands cuisiniers ont voyagé, acheté des restaurants au Pérou, et la profession s’est anobli. Et puis les cuisiniers d’aujourd’hui sont aussi des chefs d’entreprise, ils présentent bien. C’est d’ailleurs l’enjeu de l’endogamie culturelle. Le chef ressemble désormais à ses clients, et s’éloigne de la figure de la domestique aux fourneaux.

Gastronomie veut dire aussi réinvention. C’est le cas au Pérou ?
Non, notre cuisine n’a finalement pas beaucoup bougé. C’est plutôt qu’aujourd’hui les chefs utilisent beaucoup de produits péruviens, redécouvrent notre biodiversité et l’utilisent différemment. Mais à quel point est-ce authentiquement péruvien ? Cela me fait penser au chef du Noma, René Redzepi, et tout ce travail avec les produits locaux. Est ce que c’est vraiment la naissance d’une gastronomie danoise à proprement parler ou la simple création d’un chef brillant ? Disons qu’il y a au Pérou un boom gastronomique plutôt qu’une gastronomie péruvienne…

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Différentes variétés de pommes de terre.

Néanmoins, le gouvernement joue à fond la carte de la cuisine pour exister sur la scène internationale, ce que vous appelez la « gastro-diplomatie ». Quelle est la stratégie ?
Disons que la gastronomie est l’une des branches d’un concept plus large, qui est la diplomatie culturelle. Bien sûr, il y a ces réceptions officielles, où l’on va faire attention à présenter un menu péruvien de grande qualité. Mais ça va bien plus loin : aujourd’hui chaque pays veut soigner sa marque [voir le made in France dans le domaine du luxe ndlr]. On attire ainsi le touriste et les investisseurs en leur offrant une image amicale. Et la cuisine contribue puissamment à construire cette image, c’est un vecteur très positif. Elle réunit également des gens de régions et de classes sociales différentes, c’est le résultat de métissage et la cuisine peut donner l’image d’un pays harmonieux, même si c’est encore loin d’être une réalité. Le gouvernement a par exemple présenté son film qui promeut la cuisine nationale auprès de la chambre de commerce internationale à Washington, avec un interprétation sociale forte. Alors même que le Pérou reste un pays où la ségrégation reste élevée.

Voir le film, qui raconte le voyage de chefs péruviens dans le Nebraska au États-Unis, pour promouvoir leur cuisine.

C’est aussi un vecteur de développement pour le gouvernement ?
Oui, il y a des notamment des opportunités pour diminuer cette brèche entre la ville et la campagne, favoriser les circuits courts, rapprocher les cuisiniers des paysans, à la manière des « produits du terroir français ». Est ce que ça va marcher ? Ça reste à prouver. Il y a aussi ces écoles de cuisine fondées par Gaston Acurio, pratiquement gratuites, où les jeunes défavorisés sont invités à poursuivre leurs études…Les étudiants de cette formation sont vraiment convaincus de leur mission globale qui consiste à faire découvrir le Pérou au monde, et même faire concurrence à la cuisine italienne ou française ! Encore une fois, on mêle ici gastronomie, entrepreneuriat et social.

Voir le film Cooking up dreams sur la cuisine péruvienne (sous-titres en anglais)

Y-a-t’il d’autre pays d’Amérique latine qui jouent cette carte ?
Non, le Brésil a de très bons restaurants mais n’utilise si clairement cette idée du « nationalisme culinaire ». La Colombie est plus engagée dans une démarche de «patrimonalisation » de sa cuisine populaire. Le Mexique, lui, était là bien avant tout le monde, c’est le premier pays à avoir exporté sa cuisine mais plutôt par le biais des migrations. Le Pérou, en fait, voudrait être un deuxième Mexique, mais de façon concerté.

N’y a t’il pas le risque de « figer » la cuisine péruvienne en voulant l’exporter ?
Il y a peu de risque, puisque nous sommes plutôt au début de sa redécouverte. Non, la tendance est plutôt de l’accommoder aux standards mondiaux. Mais ce qui est sûr, c’est que le Pérou est convaincu qu’il est excellent dans le domaine. Et que plus que la chanson ou le sport, c’est sur ça qu’il faut miser.

Faut-il y voir, dans un continent depuis longtemps en résistance politique vis-à-vis des États-Unis, une forme de contr-offensive à l’imprégnation de la culture d’Amérique du nord ?
Non, je ne crois pas… Sur le plan de l’alimentation, nous sommes malheureusement nous aussi très réceptifs à  la malbouffe du monde entier et on n’a pas besoin de fast-food américains pour mal manger !

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