Analyse Décryptage

La loi alimentation permettra-t-elle au mangeur passif de devenir citoyen actif ?

Les agriculteurs peuvent encore avoir des craintes car on ne peut pas encore vraiment savoir si le projet de loi issu des États généraux de l’alimentation leur offrira ou non une véritable amélioration de leur revenu. Les consommateurs peuvent aussi avoir des craintes car il est impossible de dire encore dans quelle mesure les prix des produits alimentaires vont augmenter. Tour de piste des règles du jeu.

Au regard des industriels, les producteurs sont soumis à une loi du marché faussée. Elle est faussée parce qu’il y a peu d’acheteurs et beaucoup de producteurs. Ce sont donc les acheteurs qui font la loi et par conséquent qui imposent leurs prix.
Au regard de la grande distribution, le problème des producteurs est pour une part le même (il y a un tout petit nombre d’enseignes et encore moins de centrales d’achat qui imposent donc leurs prix). Mais il est pour une autre part différent. En effet, dans une grande surface, les prix des produits frais et ceux des produits industriels sont conçus différemment. Ceux des produits industriels sont tirés par le bas et les marges des distributeurs sont donc écrasées et faibles. C’est le contraire pour les produits frais pour lesquels les marges bénéficiaires sont importantes.
Pourquoi ? Pour les produits industriels, le consommateur peut faire des comparaisons entre les enseignes et les marques. Il peut donc facilement comparer les prix, connaître les promotions, choisir de faire ses courses là où les catalogues et les publicités lui montrent ce qui est moins cher et où c’est moins cher.

Les produits frais compensent les produits industriels

Mais la comparaison est beaucoup plus difficile à faire pour les produits frais. D’une part parce que les prix changent sans cesse et le consommateur ne connait le prix qu’une fois qu’il est entré dans l’hyper ou le supermarché. D’autre part parce que le consommateur, une fois dans le magasin, n’a plus de point de comparaison. Pour quelques produits, il peut choisir entre plusieurs variétés (tomates, pommes, par ex.). Mais en général, il n’a pas de choix entre différents producteurs en concurrence sur le même produit.
Dès lors, les grandes surfaces limitent leurs marges sur les produits industriels à partir desquels les consommateurs choisissent où faire leurs courses. La marge est même parfois quasi nulle sur des produits très attractifs  (certaines boissons, pâte à tartiner…). Par contre, ils appliquent des marges plus élevées sur les produits frais qui sont précisément ceux de l’agriculture. Mais les marges plus élevées sur les produits frais compensent celles plus faibles sur les produits alimentaires industriels. Elles ne sont pas destinées à mieux rémunérer les producteurs qui sont pris comme variables d’ajustement des stratégies commerciales et de la concurrence que se livrent tant les industriels que les distributeurs.

Au milieu de tout cela, le consommateur n’est qu’un estomac et un porte-monnaie à qui on ne dit rien des règles de ce jeu de bonneteau. Il ne connait pas la rémunération des producteurs, ni les marges bénéficiaires, ni le nombre d’intermédiaires, ni l’origine géographique des produits et ingrédients autres que les produits frais (l’information est d’ailleurs plutôt vague et limitée). Bref, le consommateur ne dispose généralement que d’informations destinées au mangeur qu’il est, et non au citoyen qu’il pourrait vouloir être. Parce que si le consommateur se mettait à acheter en ayant accès à de telles informations, il risquerait de prendre le pouvoir en votant avec son assiette.

Croyance ou foi

Alors le projet de loi issu des états généraux de l’alimentation changent-ils la donne ? Il faut d’abord observer que ce projet de loi fait finalement une place assez limitée à l’alimentation. L’alimentation n’en est certainement pas le centre de gravité. L’idée dominante selon laquelle nous mangerons mieux si les agriculteurs et les éleveurs sont mieux rémunérés de leur travail et si la concurrence est davantage régulée entre industriels et distributeurs est une idée plutôt hasardeuse. Elle relève de la croyance ou de la foi.
Dans la réforme envisagée, il y a trois objectifs forts : le rééquilibrage des relations entre producteurs et acheteurs, le réel souci de l’amélioration du bien-être animal et la réorientation de la restauration collective comme levier vers un système alimentaire plus durable au regard des préoccupations de santé des personnes, de préservation de l’environnement et de développement de l’économie agricole. Cela n’épuise pas le projet qui contient des mesures multiples. Mais on ne saura qu’au fil des 2500 amendements où se situeront les apports majeurs du projet qui sortira de l’Assemblée nationale pour partir ensuite au Sénat.

Ce qui est certain, c’est que l’alimentation est un sujet potentiellement révolutionnaire en ce sens qu’il touche tous les aspects de nos sociétés en perte de repères. Par l’alimentation, on atteint tout ce qui constitue la trame du lien social : la nature, la culture, l’économie, le rapport aux autres (personnes et pays), le « bien vivre ». L’alimentation est un marqueur de richesse ou de pauvreté, un marqueur social, une source de conflits, une arme, un secteur non gouverné à l’échelle internationale et donc soumis à une structure économique plutôt constitué d’un assez petit nombre de grandes entreprises nationales et internationales qui sont plus souveraines que les États.

Volonté de rupture

Ce qui est certain également, c’est que l’alimentation porte des valeurs constitutives des sociétés : sécurité, souveraineté, démocratie. C’est cela qui est en jeu.
Ce qui est certain encore, c’est que l’alimentation est toujours une condition nécessaire à la vie, tant physique que sociale, alors que cette condition minimale n’est toujours pas remplie pour des personnes qui se comptent encore en centaines de millions et pas seulement dans les pays pauvres. Elle doit demeurer une source de plaisir et de convivialité, même si on voit de plus en plus apparaître des interrogations en termes de santé, de peurs, de risques même chez des personnes qui ont les moyens financiers de bien se nourrir. Elle doit en tout cas devenir un sujet éminent de citoyenneté en raison de son impact sur les problèmes majeurs liés au réchauffement du climat, à l’augmentation des migrations économiques, à la multiplication des accaparements de terres ici et là et surtout au sud.
Nul doute que monte ici et là, depuis la base, de multiples initiatives des collectivités locales, des associations, des particuliers, avec une attente de plus en plus grande et une volonté de rupture avec les manières de se nourrir qui se sont imposées depuis la révolution verte de l’agriculture. Reste à savoir si ces initiatives monteront jusqu’au sommet de la montagne ou si elles resteront à l’altitude des souris.
Si le projet de loi ne se fait pas l’écho même lointain des enjeux et des attentes, il ne sera qu’un filet d’eau tiède.

François Collart Dutilleul est membre correspondant de l’Académie d’agriculture de France

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