Hospitalité Les belles histoires de Guélia

Le petit peuple des bois

04.09.14

«Les champignons, c’est le petit peuple des bois», me disait une vieille femme dans les montagnes des Carpates, quelque part près de Verkhovina. Elle triait avec ses doigts rabougris les bolets et les armillaires couleur miel tout en m’expliquant : « Il ne faut jamais jurer devant les champignons ; Ils ont leur prince, il va se venger, tu iras dans la forêt et n’en trouveras plus aucun, même pas une petite russule ». J’avais hâte d’aller trouver autant de champignons que mon hôtesse et je n’allais certainement pas froisser le petit peuple si cachotier. Pour assurer une bonne récolte, je suivais précisément toutes les superstitions. J’en avais appris beaucoup dans les pays où les gens s’y connaissent en cueillette. Je mettais trois rameaux croisés, d’arbres différents, à l’entrée des bois pour plaire aux champignons biélorusses, et je me levais très tôt avec la rosée du matin pour amadouer les champignons polonais. « Ne fait pas de signe de croix devant eux, m’exhortait la vieille en guise d’adieu, – ils n’aiment pas ça ».

Pour moi aussi, les champignons étaient vivants ; même le langage savant les décrit avec  « des pieds », portant des « chapeaux », « des voiles » et « des manteaux ». Rien d’étonnant au fait que la science n’ait jamais pu les classifier. Pendant longtemps, on associait les champignons à des plantes alors que certains d’entre eux sont plus proches d’animaux: le champignon se nourrit de molécules issues des organismes vivants (la vengeance de leur prince peut donc aller loin !). Ensuite, on leur a attribué un règne propre, les Fungi, ce qui semble désormais ne plus correspondre à la multitude de leurs origines. Bref, les champignons ne rentrent pas dans les classifications scientifiques, leurs chapeaux, leurs lamelles et les fines dentelles de leur mycélium dépassent toutes les cases. Alors, la rencontre avec un champignon, être caractériel et volontariste, ne peut se faire qu’à sa guise.

Cette première rencontre, je m’en souviens très bien. Nous vivions dans une « datcha », maison en bois dans la campagne russe. L’habitation n’était pas confortable, il fallait aller chercher l’eau au puits, préparer la nourriture sur un réchaud à kérosène et acheter ce combustible dans une petite échoppe de la station ferroviaire la plus proche. C’était trop loin pour les pas de l’enfant de cinq ans que j’étais. Mais entre la station et la maison, il y avait une forêt avec des champignons.  Et il était là, à coté d’une racine de sapin d’une forme fantasque, ce premier cèpe qui a bien voulu se montrer à moi. Il se tenait avec dignité, comme l’ambassadeur de son état, le béret en velours tiré avec élégance sur le coté. Il m’a expliqué la différence entre le monde des champignons et celui des fruits des bois. Les myrtilles, les framboises et même les fraises, on les « ramasse », ce qui veut dire cueillir en nombre et parfois même à l’aide d’une pelle, comme font les cueilleuses professionnelles. Le champignon lui, il faut le « chasser », et il se présente toujours seul. Seulement, si tu lui plais bien, il te présentera sa famille qui n’est jamais trop loin.

Mon premier champignon m’a promis d’autres rencontres, et il a tenu parole. L’année 2014 est « une année aux champignons », bien pluvieuse et parsemée de jours ensoleillés. Des cageots débordants de girolles arrivent sur les marchés, les bolets sur les comptoirs affichent leurs pieds râblés et solides dont la chair ressemble au suprême de volaille, les trompettes de la mort promettent de venir en orchestre des vents. Les champignons attirent l’attention, tout le monde s’arrête « juste pour regarder le prix ». En fait, c’est un leurre. Nous ne pouvons pas nous empêcher d’approcher les étalages, de toucher les chapeaux encore glissants et muqueux. L’odeur des champignons nous rappelle cette forêt aussi lointaine que notre enfance. Elle évoque la promenade de bonheur (ou bonne heure), justement nommée « heure de chance». Elle promet la rencontre avec la solitude dans laquelle nous sommes regardés par des êtres invisibles, dans un silence où l’ouïe et l’odorat s’aiguisent, avec la frayeur de se perdre à jamais, – dans la foret ? Dans le temps ? Les champignons titillent : tente ta chance – trouveras? trouveras pas ? C’est toi qui va te délecter de champignons ou la forêt qui te mangera en premier ?

Après la cueillette, il y a ce délicieux moment de tri, des retrouvailles. Chaque champignon qu’on sort du panier en osier (récipient obligatoire car le seul qui n’abîme pas ces êtres fragiles) rappelle le moment où on l’a trouvé sur l’orée, sous les épines mouillées des pins, sur une souche d’arbre. « Qu’est ce qu’il a été difficile de grimper sur ce flanc de montagne pour cueillir celui-là, – s’exclame-t – on, tout en l’admirant ce bolet orangé, il en valait la peine !» « Et ces girolles, toute une famille, on a failli ne pas les remarquer, on était déjà sur le chemin du retour ! »

Sur des feuilles de journaux étalées par terre autour des paniers, les girolles font un tas à part. Elles seront poêlées le jour même avant qu’elles ne perdent leur arôme fragile. Elles ne demanderont aucun autre ajout, juste du bon sel et, éventuellement, du poivre fraîchement moulu. Un autre tas – les cèpes, la noblesse des champignons. Leur haut destin, c’est d’être découpés en fines lamelles et séchés, d’abord sous le soleil et ensuite, au four, longtemps,  à très basse température. Secs, ils donneront un goût incomparable et une chaude couleur dorée aux potages paysans avec de l’orge perlée. Sur les marchés de l’Europe de l’est, les cèpes séchés se vendent par longueur de ficelles solides sur lesquelles ils sont enfilés. On achète par mètre. Il est impossible de tricher sur ces colliers à l’odeur envoûtante, car on distingue bien les cèpes des autres champignons par la blancheur de leur chair. Ce n’est pas un hasard si les Russes leur ont donné ce nom de « champignons blancs ».

Le troisième tas, ce sont les champignons qui iront dans les conserves. Les lactaires délicieux dont le nom indique déjà le bonheur qui nous attend, sont les rois des bocaux. Leur rôle est important, ils vont préserver jusqu’à nos assiettes leur couleur vive orange. Nos hivers auront alors un peu de soleil estival. Le quatrième tas, tout le « bas peuple » des bois, ira pêle-mêle à la poêle, accompagné de crème fraîche et d’aneth ou avec de l’huile et un peu d’oignon. Si la cueillette a été féconde, il en restera pour le caviar de champignons avec un fort goût d’ail et des herbes odorantes. C’est le moment de dire adieu à quelques lactaires toisonnés dont  la couleur magnifique de vielle rose ne résistera pas à la chaleur de la poêle.

Il y avait toujours des champignons dans mon assiette, mais il y en avait également dans mes livres. Ils confirmaient mes soupçons sur les pouvoirs magiques de ces créatures des bois capables de créer des « ronds de sorcière ». D’abord, un conte pour enfant où une fourmi se retrouve par temps d’intempéries sous un champignon, se faisant à peine une petite place sous cet abri minuscule. Mais plus la pluie tombe, plus le champignon grandit, et voila que tout un petit monde s’abrite sous un énorme chapeau : une grenouille, une souris, un lapin … Ah, qu’est ce que je rêve jusqu’à maintenant de passer un moment pluvieux sous ce chapeau robuste, telle Alice aux pays des merveilles ! Puis, un vieux catalogue du Musée du Prado sorti par hasard des étagères dans la chambre de mes parents, m’a présenté au peintre qui a certainement visité au 16e siècle le vrai royaume des champignons. Le Jardins des délices de Jérôme Bosch y était reproduit, avec un grand nombre de champignons étonnants, hallucinogènes ou vénéneux, mis en évidence ou cachés, champignons sortis des cauchemars et des rêves dont l’amanite phalloïde avec un nom incompréhensible pour un enfant et le bolet Satan dont j’avais déjà l’âge de comprendre le danger. Je cherchais les champignons partout dans cette ?uvre comme auparavant dans les bois, jusqu’à imaginer qu’Adam et Eve se tiennent, sur son panneau gauche, sur le chapeau d’un gigantesque champignon ! Et surtout, l’Amanite tue-mouches se tenait sur le panneau central du triptyque dans toute sa menaçante beauté. Le plus beau et le plus dangereux, inapte à la consommation humaine, vêtu de rouge royal et moucheté de blanc immaculé, ne serait-ce lui, le prince redoutable du règne des champignons en personne ?

A la fin, je croyais tout connaître en champignons oubliant l’élément essentiel que nous apprend la forêt, l’humilité. Un jour, attirée par la gloire de la meilleure cuisine de champignons, je me suis rendue à St-Bonnet-le-Froid, village dans la Haute-Loire où Régis Marcon, chef triplement étoilé, présente à ses invités un menu où les champignons se retrouvent même dans les desserts. D’autres chefs de ce village de 750 habitants, qui possède sept toques de Gault-&-Millau, s’y connaissent également en champignons, les cuisinent et proposent des stages pour les amateurs. Parmi eux, Thierry Guyot qui organise la Fête des champignons chaque mois de novembre. Dans le restaurant des Marcon (père et fils) j’ai goûté le chocolat aux cèpes qui m’a fait oublier à jamais tous les autres parfums du chocolat. Je me suis surtout retrouvée devant quelqu’un qui a déjà atteint les sommets de connaissance de ces créatures des bois tout en étant prêt à apprendre encore et encore. Je ne connaissais pas la moitié des champignons que servait Régis Marcon ! Pourtant dès que j’ai évoqué ma manière de préparer le lactaire blanc que les Français n’ont pas l’habitude de consommer, le chef a commencé à me poser des questions. Nous avons passé au crible les qualités des feuilles de cassis, des tiges du raifort et des fleurs d’aneth utilisées pour la salaison de ce champignon qui arrive à rester croquant une fois mis en bocal. D’ailleurs, ce n’est pas dans des bocaux qu’on salait les lactaires blancs pendant mon enfance mais dans de grands tonneaux de bois en forme de pyramide tronquée qu’on ébouillantait avant l’utilisation. Plus personne, il me semble, ne le fait ainsi aujourd’hui.

« Personne n’a plus de temps, y compris pour les champignons », m’a confirmé le chef, comme en lisant dans mes pensées, « pourtant mon père, revenant des voyages, trouvait toujours une heure pour arrêter la voiture au bord de la route, le temps de rentrer dans la forêt et rapporter à ma mère quelques champignons en guise de bouquet d’amour ». Le chef était le premier à prononcer le mot que je n’ai pas encore osé évoquer dans mon histoire de champignons, l’Amour. Je m’imagine un jour, vieille femme avec des doigts rabougris, approcher l’orée des bois avec mon panier, trouver la vieille racine d’une forme fantasque et dire à mon cèpe au béret élégant : « Moi aussi, j’ai tenu ma parole, je t’ai toujours aimé ».

Saint-Bonnet-le-Froid (Haute-Loire)
« Le village aux champignons des bois »

Restaurant de Régis et Jacques Marcon ***
 43290 SAINT-BONNET-LE FROID
 Tél: 04.71.59.93.72

Le Fort du Pré (chef Thierry Guyot)
 43290 Saint-Bonnet-le-Froid
 Tél. :04 71 59 91 83

Fête des Champignons
 le 8 et le 9 novembre 2014

Illustration de l’article 3 Escarbeilles, création graphique, sérigraphie, textile.

Partagez moi !

Vous pourriez aussi être intéressé par

Hospitalité Reportage

« Quartier Libre », le joyeux espace alimentaire de la Goutte d’Or où le partage est un art de vivre

07.12.23
À la Goutte d'Or, quartier largement paupérisé et éminemment actif du XVIIIème arrondissement de Paris, Quartier Libre rassemble une diversité de personnes en nourrissant les corps et les âmes.

Hospitalité Cultures

La lavande, un eldorado qui fleure bon la prospérité pour les agriculteurs

19.07.19
Arpentant des champs gris-bleu dans la Drôme, un tracteur armé d'une pince de crabe récolte les bottes de lavande: autant de réservoirs à huile essentielle et le rêve d'une prospérité retrouvée pour des centaines de paysans français.

Hospitalité

Adriano Farano, le boulanger qui fait exclusivement du pain qui fait du bien

18.01.24
Pane Vivo - l’Officina, l’une des boutiques parisiennes de l'Italien Adriano Farano, n'a qu'une seule promesse : “Un pain qui fait du bien et qui se garde”.