Chronique Tendances

Comme un article au jus de cervelle

Il en est des modes en cuisine comme dans le dressing-room.

Au début, en-dehors d’un petit cercle d’initiés, tout le monde trouve ridicules, par exemple, les jeans taille basse. Puis on s’habitue. Et au bout de quelques temps, sans qu’on s’en soit rendu compte, c’est devenu la norme. Par exemple, il y a quinze ans, un restaurant gourmand se serait appelé « L’entrecôte » ; aujourd’hui, un nom pareil conviendrait presque à un routier de bord de nationale. On lui préférera « L’atelier des saveurs » ou « Poivre et sel ».

C’est pareil pour les noms des plats dans les menus. Sauf que la mode, depuis un certain nombre d’années, confine à la préciosité. Et je ne hais rien plus que la préciosité. La « nouvelle cuisine » des années soixante-dix s’était rendue célèbre – et avait été tournée en ridicule – pour ses « mousselines de trésors du jardin » (de la purée de carotte) et ses « aiguillettes de volaille » (du blanc de poulet). Du vrai Molière, dont les trouvailles linguistiques inédites n’auraient pas été inspirées par des Précieuses ridicules, mais, en quelque sorte, par de précieuses vésicules. Aujourd’hui, on « revisite », on « explore », avec une sorte de curiosité gourmande à mi-chemin entre le snobisme et le dilettantisme. Il faut du « clin d’œil » aux maîtres , mais pas n’importe quelle œillade à la dérobée ; non, du zyeutage « coquin », voire « canaille ».

C’est pour cette raison qu’on ne mange plus de côtes de porc, mais des « côtes de cochon » ; elles sont « juste cuites », voire « comme un rôti », parce qu’un rôti tout bête, ça ne justifierait ni l’addition ni notre admiration béate. Ce rôti, d’ailleurs, peut aussi bien être servi « comme chez ma grand-mère », tout comme une tarte aux pommes sera, non pas tatin, mais « comme une tatin ». « Déstructurée », si l’on veut être tout à fait pointu. Plus de sauce, mais des jus ou des émulsions. Les beignets ont disparu au profit des tempuras ; on ne poêle plus, on ne rissole plus, on ne grille plus : on snacke. Summum de la stupidité, les tartares aussi sont snackés – il faudra qu’on m’explique un jour en quoi un steak haché cuit une minute de chaque côté  reste tartare, et donc cru.

J’ai toujours aimé la sobriété, dans l’assiette comme sur le menu. Je n’ai jamais eu besoin de savoir, d’une longue phrase à la prosodie maladroite, la liste et la provenance de tous les ingrédients d’un plat, ni leur mode de cuisson séparé. Je me fous de savoir que les fraises sont  mara des bois et le chocolat Valrhona. Un sauté de bœuf, c’est un sauté de bœuf, pas besoin de savoir qu’il est « de chez » Desnoyer ou autre débiteur de carcasses à la mode. Le bœuf à la mode me suffit amplement.

Les concepts et les ingrédients succombent eux aussi aux trompettes des branchés, mais je préfère éviter le sujet. Je ne parlerai donc pas des foodtrucks, du cheddar, du yuzu ou de l’oxalys. J’ai même entendu des histoires à propos d’un restaurateur qui sert son vin dans des biberons, mais là, ça dépasse l’entendement. Reste le vrai problème : comme je l’ai dit plus haut, les modes ressemblent à des sachets de thé qui infusent lentement et insidieusement leur poison dans la société. Quand les précieuses vésicules quittent les cartes des restaurants d’avant-garde, c’est pour mieux imbiber de leur fiel lexical les pages cuisine des magazines, les blogs et même les repas entre amis. Le mal est fait et l’on n’a plus qu’à laper timidement son jus « gravlax » en attendant la prochaine locution diabolique.

Tout cet inventaire à la Prévert ne fait, vous l’aurez deviné, que lever partiellement le voile sur ce que je pense être un complot contre la cuisine et contre la langue française à la fois. Car la question est évidemment : à qui profite le crime ? On aura l’occasion d’y revenir, et on va partir sur cette émulsion de coup de gueule. Juste écrit, comme chez mémé.

Image Dancretu

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