Culture food À lire (ou pas)

De l’art d’infiltrer un abattoir

21.04.16

On se souvient de l’arrivée de ces drôles d’objets dans les librairies : les mook. Hybrides entre magazine et livre, dont la revue XXI avait lancé le mouvement, ils permettaient d’allier plaisir du picorage et culture en profondeur. Dès 2011, « Feuilleton » a largement su tirer parti du format en mariant ses Unes plutôt d’actualité avec la publication de nouvelles inédites d’auteurs étrangers célèbres (Jonathan Franzen, Julian Barnes, Don DeLillo, Gabriel García Márquez…etc.). Mais depuis quelques numéros, la ligne éditoriale est plus thématisée, resserrée, jusqu’à ce N°16 qui affiche un dossier intitulé Cuisine & Dépendance et où l’on trouve notamment un joyaux journalistique sur les abattoirs.

On a pensé évidemment au clin d’oeil au film à grand succès éponyme, et puis non. Toute la nuance réside dans le singulier de « dépendance » qui au pluriel dans le titre du film renvoyait à un lieu et non à un état. Ce numéro est assez passionnant ou plutôt très passionnant puis moyennement intéressant comme si l’idée du « dossier » qui en fait son centre était un peu lourde à porter pour des éditeurs plus versés dans la littérature que dans le reportage. Alors retenons le meilleur et oublions cette idée de dossier qui se marie au final fort mal avec le feuilleton.

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Le tribut de la chair

Et au chapitre des réussites figure, en ces temps de débats sur la viande et plus largement sur les rapports de l’homme avec les animaux qu’il tue, un reportage que Mediapart va regretter de ne pas avoir commandé. Non pas parce qu’il révèle des scandales mais parce qu’il révèle des moeurs, des coutumes, des manières, des vies, et au final le portrait de toute une société. Parce que faire passer les animaux du champ à l’assiette, particulièrement quand le champ américain s’appelle « parcs d’engraissement » et que l’abattoir ne descend pas en dessous de cinq mille cent têtes de bétail par jour ne peut guère se comparer à une autre industrie en termes sociétaux.

Le joyaux journalistique vient du style que le journaliste Ted Conover affiche comme de la narrative nonfiction et de la méthode que l’on pourrait qualifier de reportage d’infiltration. L’idée est simple : si on veut traiter un sujet de société en profondeur, le statut de journaliste est impossible car la parole est biaisée et les informations nécessaires à l’appréhension la plus complète ne peuvent s’obtenir que dans le temps. A l’envers donc des vidéos chocs du collectif L214, Ted Conover a réussi à se faire embaucher comme inspecteur sanitaire de l’US Department of Agriculture.

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Un récit de vie

Le récit de ses deux mois à travailler à Cargill Meat Solutions n’est donc pas à proprement parler un reportage, mais bien un récit de sa vie dans l’entreprise. L’auteur de « La tribut de la chair » (titre original : The Way of all Flesh) ne cherche jamais à choquer mais à rendre systématiquement compte des gestes et des pensées des femmes et des hommes qui passent leur vie à tuer des animaux et à les découper. Et le grand art est qu’il nous dresse à la fois des portraits et des petites histoires parfois drôles, notamment à travers la composition multiculturelle du personnel, mais aussi un véritable portrait de l’Amérique et de son rapport singulier à l’alimentation. Ajoutons que la difficulté à illustrer un tel objet a été remarquablement surmontée par Alain Pilon, un Montréalais que l’on retrouve régulièrement dans le New York Times.

Dossier Cuisine & dépendance

Mais au-delà de cette incursion très actuelle dans un abattoir du Nebraska par le journaliste undercover Ted Conover, on trouve au menu de ce numéro spécial cuisine, de la grande gastronomie et de la junk food : un hymne à la parmesane d’aubergines par Erri De Luca ; une enquête sur les réseaux d’emploi clandestin dans les restaurants chinois aux États-Unis et un passage, sous la plume de Bill Buford, dans les cuisines d’un chef français étoilé installé à New York ; une nouvelle d’Andrea Camilleri sur l’essence divine des arancini frits et un rapport glaçant sur l’usage des colorants et autres agents de sapidité dans la nourriture industrielle.

Feuilleton N°16
Editions du sous-sol (Le Seuil) 15€
Illustrations de Feuilleton par Alain Pilon

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